Magazine Courants, janvier-février 1989
Le 26 janvier, la Fondation de l’entrepreneurship tenait son colloque annuel. Au programme, l’application du concept, mais cette fois à l’intérieur d’une organisation. C’est l’intrapreneurship.
Le concept d’intrapreneurship est devenu une idée force des maitres à penser du management. Comme pour toutes les idées en gestion, des consultants en font l’apologie auprès des chefs d’entreprise, des auteurs viennent grossir chaque année le nombre de livres écrits sur le sujet.
Le colloque, L’intrapreneurship, générateur de développement économique, tenu à Montréal en janvier, a réuni 400 participants. Ce succès témoigne de l’intérêt des chefs d’entreprise pour l’idée que défend maintenant depuis plusieurs années la Fondation de l’entrepreneurship, dont le président est Paul-A. Fortin. Car, l’intrapreneurship, ca dérange. Bernard Lamarre, un des entrepreneurs les plus connus du Québec et du Canada, l’exprime clairement : « Un intrapreneur, c’est généralement quelqu’un qui dérange l’ordre établi. »
Gérer les différences
Si l’intrapreneurship n’a pas encore gagné la faveur de tous, cette idée de permettre aux employés de prendre des risques, d’être des entrepreneurs intra muros pour mener à terme des projets auxquels ils croient s’imposera. L’intrapreneurship n’est pas, en effet, une idée de professeur en mal de théorisation et de reconnaissance. II s’agit plutot d’un phénomène lià à la fois à des forces économiques et à des aspirations individuelles.
Forces économiques : fusions, acquisitions, concurrence étrangère reflètent les nouveaux impératifs des marchés. Les changements sont de plus en plus rapides, les besoins de plus en plus spécifiques. L’économie n’est plus nationale, mais mondiale. Dans maints secteurs d’activités, les joueurs sont plus gros, et la compétition n’en est que plus vive. Ceux qui réussiront seront ceux qui innoveront, qui flaireront les occasions avant les autres, ceux qui, en somme, prendront des risques. Or, pour innover, il faut miser sur les employés. Plus question de gérer de façon traditionnelle. « Les éléments du management classique ne répondent plus à ce dont ont besoin les organisations, soutient Jacques Filion, professeur de management à l’Universite du Québec à Trois-Rivières. Il faut dorénavant de nouvelles manières de faire qui s’appuient sur l’innovation, la valorisation du changement, l’apprentissage individuel, la gestion du risque. En somme, dans les grandes organisations, on doit apprendre à gérer les différences. »
Aspirations individuelles : plus scolarisés, les individus cherchent dans leur travail une manière de s’épanouir, de se valoriser sur les plans individuel et social. Ils ne veulent pas être de simples exécutants. L’entreprise qui n’offre pas cette possibilité ni un climat de travail stimulant perdra ses meilleurs éléments, au profit des autres, bien souvent des concurrents. Elle doit donc permettre a ses employés d’utiliser au mieux leur potentiel. En donnant libre cours, dans un certain cadre, à l’initiative personnelle, la firme y gagne non seulement sur le plan financier, mais aussi sur le plan de la gestion de ses ressources humaines, par exemple en termes de productivité.
« Le concept d’intrapreneurship est porteur de valeurs qui concordent tout à fait avec cette double mutation : concurrence accrue et ouverture des marchés. J’y trouve un concept marquant pour le développement de l’entreprise, en même temps qu’enrichissant pour l’organisation », analyse Pier Jadoul, vice-président, Exploitation du réseau, chez Bell Canada. Une entreprise qui a son Club des entrepreneurs et un système de reconnaissance offrant des primes jusqu’à 20 000 $.
Tout pour éviter la bureaucratisation
Tous les employés d’une organisation ne sont pas intrapreneurs. Normal. Il faut, effet, des gens pour gérer ce que d’autres inventent et mettent sur pied. Selon une étude menée en 1985 à la Southwest Bell Telephone Corporation aux États-Unis, 17 % des employés rassembleraient toutes les qualités des véritables entrepreneurs : curiosité, audace, ambition, grande confiance en soi, capacité de prendre et de supporter les risques, forte motivation de créer, d’améliorer. Autant d’attributs qui font de l’intrapreneur
« tout rêveur qui se réalise », selon l’expression de Gifford Pinchot, consultant américain qui a inventé le terme intrapreneurship et l’un des plus solides défenseurs du concept.
Il en va de l’intrapreneurship comme des plantes : il ne peut germer et se déployer qu’en terrain fertile. Bernard Lamarre, président et chef de la Direction de Lavalin, raconte qu’en fait, « l’intrapreneurship véritable, je pense que cela ne peut être que le fruit d’une culture d’entreprise qui déteint sur chaque nouvel arrivant dans l’organisation. » Comme il le dit si bien, il est périlleux de parler d’intrapreneurship sans s’attaquer à l’ensemble de la philosophie de gestion.
Plusieurs modèles de management ont échoué parce que les gestionnaires ne se sont préoccupés que d’un élément de l’organisation, sans tenir compte de l’ensemble, mentionne Bernard Lamarre. L’intrapreneurship connaitra les mêmes déboires si cette erreur est répétée, avertit-il. « Il serait dommage que l’on réserve le même sort à l’intrapreneurship, qui constitue pourtant un facteur determinant dans le maintien de la capacité concurrentielle de nos entreprises. »
Gilles Ouimet, premier vice-président, Marketing, chez Pratt & Whitney, ajoute : « L’intrapreneurship est une condition sine qua non de notre survie dans les années 90. La difficulté première demeure la structure organisationnelle heritée du taylorisme. Nous avons besoin de leaders qui acceptent de donner des responsabilités à leurs équipes. Si ca réussit, nous aurons le meilleur de deux mondes : le dynamisme des PME et les moyens des grandes organisations. »
L’intrapreneurship requiert donc des conditions particulières. À ce titre, la communication interne joue un rôle crucial, comme le souligne Bernard Lamarre. Son objectif : « Maintenir le climat de fierté et la confiance necessaires pour qu’aient envie, ceux qui ont des idées, d’en faire profiter l’entreprise. » Faire en sorte, aussi, que tous soient informés. Car, sans information, il n’y a pas d’innovation. Pour mieux faire circuler cette information, on tente, chez Lavalin, d’assouplir au maximum la structure administrative. Au lieu d’écrire, on utilise le téléphone. Tout pour éviter la bureaucratisation, ennemi juré de l’intrapreneurship.
Pour innover, l’individu doit se sentir bien dans l’entreprise, pense-t-on chez Bell. La haute direction doit soutenir et valoriser l’intrapreneur. « Elle doit créer un climat, des situations favorables pour permettre à l’intrapreneur de réaliser ses ambitions. Mieux, l’entreprise doit développer un fort sentiment d’appartenance pour qu’il se sente parfaitement chez lui, avance Pierre Jadoul de Bell Canada.
Besoin d’un terrain fertile, avons-nous dit. Voici encore quelques composantes. L’organisation est favorable aux changements et les considère comme autant d’occasions d’affaires, ainsi que le conçoit Jean Bouchard, vice-président-directeur général, Laurentienne Générale. « Mais plus l’entreprise grandit, plus la systématisation de ses activités apparait. Il devient difficile de concilier ce phénomène avec la spontanéité des intrapreneurs. Nous n’avons pas encore vraiment trouvé de solution. »
L’entreprise a un système de récompense qui encourage l’intrapreneur et est tolérante face aux erreurs et aux échecs qui peuvent survenir. De plus, elle est décentralisée. Selon Jacques Filion, « l’entreprise intrapreneuriale peut être celle où on arrive à établir des structures assez décentralisées pour qu’un bon nombre de personnes travaillent en quelque sorte pour elles-mêmes. À la limite, l’entreprise intrapreneuriale devient une confédération d’entreprises où les intrapreneurs dirigent et développent leurs unités comme des entrepreneurs le feraient pour leur propre entreprise. »
Les syndicats
Tout un programme ! Qui exige la complicité de tous, et notamment des syndicats. Selon Ghislain Dufour, président du Conseil du patronat du Quebec, l’intrapreneurship requiert une plus grande souplesse dans les relations de travail et dans le mode de gestion des employés. Difficile de concilier la rigidité des conventions collectives avec la flexibilité dont a besoin l’intrapreneur pour mener terme son projet. Des exemples : les clauses régissant l’ancienneté, les horaires de travail, la classification des emplois, la rémunération. Comme on le voit, l’effort à faire est majeur. Devant un tel programme, Louis Laberge, en vieux routier du syndicalisme, répond qu’il est bien prêt à s’asseoir et à regarder les conventions collectives. Mais le président de la FTQ était surtout fier à ce colloque de parler de l’entrepreneurship de sa centrale, du Fonds de solidarité des travailleurs du Québec. Curieuse impression d’entendre une fédération syndicale parler affaires, et des siennes…
Le secteur public
Est-ce illusoire de parler d’intrapreneurship dans le secteur public ? Si plusieurs y voient là une contradiction, Jocelyn Jacques, president de l’Office des ressources humaines au gouvernement du Québec, avance l’idée contraire ! « Le secteur public, dit-il, a été l’un des plus novateurs au Québec au cours des dernières décénnies. » Vlan ! Voilà pour les détracteurs des serviteurs de l’État, trop souvent injustement considérés comme des travailleurs incapables d’initiative.
Les fonctionnaires sont capables de beaucoup de créativité, dit Jocelyn Jacques. Mais ils devront se réajuster, s’adapter à la nouvelle réalité de la décroissance. « Auparavant on pensait qu’innover, c’était croitre, grossir. Cela présupposait un plan d’ensemble, en un mot, une démarche totalisante. Nous sommes encore, en général, accrochés à cette conception de l’innovation. Aujourd’hui, l’innovation veut dire autre chose. Cela veut dire, entre autres, résoudre des problèmes spécifiques. Aux petits problèmes, apporter des solutions nouvelles. Y aller pas à pas, de façon pragmatique, modeste, mais efficace. »
Le défi, rappelle Jocelyn Jacques, se situe au niveau des gestionnaires. Il faut changer leurs attitudes, en fait « débureaucratiser » leur gestion. « La bureaucratie, ça sécurise. Or, l’innovation et la sécurité, ca ne va pas ensemble. »
De l’utopie, tout cela ? Non, soutient Jocelyn Jacques. La compétition commence à poindre entre les fonctions publiques. Quoi ? Jocelyn Jacques s’explique : « La qualité des services offerts par les gouvernements, le niveau de taxation, etc., tout cela influence les investissements étrangers et, partant, la situation économique. Avec la compétition qui s’intensifie par suite de la libéralisation des échanges mondiaux, nous devons offrir des conditions avantageuses par rapport à nos voisins non seulement du Canada, mais du Nord-Est des États-Unis. » Fini le temps des bureaucrates, place aux intrapreneurs, privés et publics.
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