Gaz pour l’hiver, l’Europe devrait s’en tirer

Yvan Cliche

Yvan Cliche
Fellow du CERIUM (Montréal) et de l’Institut canadien des affaires mondiales (Calgary)

Le Devoir, 3 mars 2023

Il semble bien que Vladimir Poutine ait perdu son pari. L’Europe et ses citoyens, qu’il espérait voir grelotter dans leurs appartements mal chauffés, n’envahiront pas les rues pour réclamer que les gouvernements renouent des liens énergétiques avec Moscou.

Pourtant, quelques mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, en février 2022, les analystes étaient plutôt pessimistes quant à la capacité de l’Europe de se priver du gaz de la Russie, dont elle dépendait pour 40 % de ses approvisionnements annuels.

Si les Européens ont pu passer une partie de l’hiver sans trop d’inconfort, ils doivent en remercier dame Nature. D’une part, la température a joué son rôle : l’Europe a eu un hiver très clément. C’est important, car l’Europe utilise trois fois plus de gaz l’hiver que l’été.

En effet, selon l’Organisation météorologique mondiale, plusieurs villes en Europe ont battu cet hiver des records de chaleur datant de plusieurs décennies.

Ainsi, le 31 décembre, il a fait plus de 19 °C à Dresden, en Allemagne, ce qui dépasse de presque deux degrés l’ancien record établi en 1961. Le lendemain, il a fait 18,6 °C à Besançon, en France, un record de chaleur remontant aussi loin qu’à 1918.

D’autre part, l’Europe a reçu l’aide indirecte, mais précieuse, de la COVID-19. Les mesures strictes de confinement implantées par Pékin ont réduit de manière marquée ses besoins en énergie.

Pour la première fois en quatre décennies, la consommation chinoise en gaz a reculé en 2022. La Chine a donc été bien moins présente que d’habitude sur le marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL), permettant ainsi à l’Europe de remplir ses stocks pour l’hiver. Notamment grâce à l’apport des États-Unis, dont les exportations de gaz vers le Vieux Continent ont augmenté de près de 140 % en 2022.

Ce faisant, les Européens ont pu dépasser l’objectif de remplissage fixé à 80 % par l’Union européenne en mai 2022 (en cette fin d’hiver, les réserves sont restées élevées, à 60 %).

Enfin, la hausse substantielle des prix a aussi limité la demande en énergie. Durant la période août-novembre 2022, l’Europe a consommé 20 % de moins de gaz que durant la même période l’an dernier.

Des efforts

Quelques efforts ont bien sûr été faits du côté des autorités publiques : absence d’éclairage dans certaines rues moins fréquentées, élimination de l’eau chaude dans les édifices publics.

Idem du côté des citoyens, qui ont acheté des thermopompes en nombre record, faisant progresser en 2022 les ventes de celles-ci de près de 40 % par rapport à 2021.

Mais ceux-ci ont été en partie mis à l’abri de la hausse vertigineuse des prix de l’énergie : depuis septembre 2021, les gouvernements européens ont dépensé pas moins de 800 milliards d’euros pour contrer les impacts financiers de la crise énergétique auprès des ménages et de l’industrie.

Entre-temps, le continent, notamment l’Allemagne, a mis en place dans des temps records des terminaux pour accueillir dès le prochain hiver le GNL transporté en mer.

Les Européens peuvent-ils être optimistes en prévision de l’hiver 2023-2024 ? Cela dépendra beaucoup de la conjugaison de plusieurs facteurs, dont le maintien ou non de l’approvisionnement de la Russie.

Ce pays ne compte plus que pour 10 % des importations européennes de gaz, mais il continue en effet d’en envoyer en Europe dans les tuyaux passant par l’Ukraine et par la Turquie (Turkstream). Les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, reliant directement la Russie à l’Allemagne, sont devenus de toute manière inopérants à la suite d’actes de sabotage commis en septembre dernier, et plus aucun gaz ne circule dans le gazoduc Yamal passant par la Pologne.

La Russie poursuivra-t-elle ses envois de gaz en 2023 ? Nul ne sait ce qui se trame dans le cerveau du dirigeant du Kremlin.

Autre facteur à surveiller : la rigueur du prochain hiver. Il faudra à l’Europe beaucoup de chance pour profiter d’un autre temps doux lors de la prochaine saison hivernale.

Tout aussi, sinon plus, déterminant : l’appétit énergétique de la Chine. La fin du confinement dans ce pays devrait relancer à la hausse la consommation d’énergie. La Chine va concurrencer l’Europe pour le GNL provenant des États-Unis, de l’Australie, du Qatar.

Mais de quelle ampleur cet appétit sera-t-il ? Cela dépendra de la santé de l’économie mondiale. Si l’économie tourne bien, les prix seront nécessairement élevés, car le marché du GNL devrait rester assez serré jusqu’en 2025, avant la mise en service de nouveaux terminaux d’exportation, dont celui de Kitimat, en Colombie-Britannique. Une économie en moins bonne posture permettrait d’atténuer l’ampleur du défi énergétique de l’Europe.

Miser sur une conjugaison positive de tous ces facteurs pour le prochain hiver, ce serait comme… jouer à la roulette russe. Chose certaine, en matière d’énergie, l’Europe ne peut céder à la complaisance.

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