Le Devoir, 17 octobre 2023
Yvan Cliche
L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.
Comment expliquer la profonde divergence sur les prévisions de la consommation mondiale de pétrole entre l’Organisation des pays exportateurs de pétrole et l’Agence internationale de l’énergie ?
Le 9 octobre, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) publiait son 2023 World Oil Outlook 2045, qui présente ses prévisions en matière de consommation de pétrole.
L’agence créée en 1960 et basée à Vienne, représentant treize États responsables d’environ 40 % de la production mondiale d’or noir, n’ajoutait rien de moins que 6 millions de barils à ses prévisions de l’an dernier. L’OPEP prévoit ainsi, en 2045, une consommation de quelque 116 millions de barils par jour.
Dans le même temps, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) annonçait récemment, en grande fanfare, le pic historique de la consommation mondiale de pétrole, et ce, dès la fin de la présente décennie.
Son scénario le plus optimiste pour la réduction requise des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour faire face à l’urgence climatique, intitulé Net Zero by 2050, envisage une demande d’à peine plus de 20 millions de barils de pétrole par jour en 2050.
Bref, entre les deux agences, acteurs clés en matière de prévision de la demande future d’énergie, on en est donc à presque 100 millions de barils par jour d’écart… soit l’équivalent de la consommation actuelle (plus de 100 millions de barils par jour) !
Deux approches
Certes, les deux agences n’ont pas la même approche. L’OPEP base ses analyses sur des prévisions d’augmentation de la population, de la richesse des pays, notamment ceux qui sont en développement.
L’OPEP prévoit une population mondiale de 9,5 milliards en 2045, contre 8 milliards présentement, une économie mondiale d’une taille deux fois plus importante qu’aujourd’hui et une consommation d’énergie plus élevée de presque 25 %.
Selon l’OPEP, toutes les sources d’énergie sont appelées à croître, sauf le charbon, en fort déclin, qui serait d’abord remplacé par les énergies renouvelables et par le gaz.
Le pétrole resterait la principale source mondiale d’énergie, poussé par une demande accrue en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et pour les secteurs du transport, la pétrochimie et l’aviation.
Pour soutenir cette croissance, des investissements annuels de plus de 600 milliards de dollars seraient nécessaires. Ses pays membres accroîtraient même leur part dans la production mondiale de pétrole, devant la baisse prévue de la production américaine, à partir de la décennie 2030.
Quant à l’AIE, son scénario le plus connu table sur une économie mondiale non émettrice en 2050. Puis, elle analyse à rebours comment le portrait énergétique mondial doit se remodeler pour y arriver.
C’est dans cet esprit qu’elle indiquait, dès 2021, que plus aucun nouvel investissement dans de nouveaux projets d’énergie fossile ne devrait voir le jour pour l’atteinte de cet objectif. Un message qui a fortement marqué le milieu de l’énergie et de l’écologie.
Plusieurs se servent depuis de cet argument massue pour montrer du doigt les entreprises pétrolières, qui poursuivent malgré cela leurs investissements en matière de production.
Ce relatif optimisme de l’AIE est fondé sur les ventes accrues de véhicules électriques depuis quelques années et la percée significative des énergies vertes (batteries, éolien, solaire) depuis dix ans.
Vers la fin du pétrole… ou pas ?
Les renouvelables occupent déjà 5 % du portefeuille énergétique mondial, alors que cette proportion était infinitésimale il y a à peine dix ans. Elles seront la source d’énergie qui devrait croître le plus, et de loin, dans les trente prochaines années.
En 2050, selon l’AIE, pour un monde décarboné, l’éolien et le solaire, en dépit de leur caractère intermittent, devront être la source de 70 % de toute l’électricité produite dans le monde.
Si cela advenait, ce serait une profonde révolution, absolument historique, du tissu énergétique et industriel à l’échelle mondiale.
Or, à part les analystes qui ont le loisir de se pencher sur toutes ces grandes nuances, les discours tenus par ces deux agences prennent des directions bien trop opposées pour ne pas créer pas mal de confusion.
Cette divergence crée des échos dissonants chez les décideurs, dans les médias et dans la population en général. Celle-ci ne sait plus si l’on assiste résolument à la fin du pétrole ou, au contraire, à sa progression, certes plus lente, mais ascendante.
Une situation qui risque d’entraîner des visions opposées de notre devenir énergétique, des attentes contradictoires, nuisibles aux efforts concertés nécessaires pour réussir la transition.
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