LES 4000 ANS D’HISTOIRE DE JÉRUSALEM. UNE BD REMARQUABLE

La Voix sépharade, septembre 2023

Entrevue avec son coauteur, l’historien Vincent Lemire
« Tous les lecteurs, sans aucune exception, doivent se sentir accueillis dans cette histoire de Jérusalem, car c’est la vocation même de cette ville »

par Yvan Cliche

Vincent Lemire

Résident de Jérusalem, où il dirige le Centre de recherche français (CNRS-MAE), Vincent Lemire est le coauteur, avec le dessinateur Christophe Gaultier, d’un ouvrage hautement original relatant l’histoire de Jérusalem, mais en bande dessinée (Éditions Les Arènes BD, 2023).

Le livre est composé de dix chapitres bien étoffés couvrant tous les tournants de la richissime histoire de cette cité unique. C’est son huitième livre sur Jérusalem.

Vincent Lemire a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Comment une idée aussi originale, soit de rédiger un ouvrage avec un contenu aussi riche, mais en utilisant non pas tant les mots, mais le dessin, a-t-elle germée? Pourquoi cette approche singulière?

En fait, le projet est venu d’un éditeur, les Éditions Les Arènes, à Paris, qui se distinguent dans les Serious Comics. Cette approche a prouvé sa popularité avec l’ouvrage Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici, portant sur les changements climatiques, qui a été le livre le plus vendu en France en 2022. La BD s’ouvre à des sujets de plus en plus divers, et cela permet de toucher un plus large public. Quand on pense BD, on pense surtout à la jeunesse, mais aussi au fait de toucher des personnes plus âgées, qui sont souvent moins enclines à se tourner vers des pavés de 800 pages. La BD va leur paraître plus accessible, tout en leur offrant un contenu de qualité. Cela les replonge aussi dans de beaux souvenirs d’enfance, cette belle sensation éprouvée tout jeune à lire à plat ventre sur la moquette. Cette forme éditoriale permet de faire passer beaucoup de contenu complexe, et le dessin, qui est son support, oblige à rendre les choses plus concrètes.

Jusqu’à quel point la conception de cette BD a-t-elle représenté pour vous un défi d’écriture, notamment en interagissant avec un dessinateur, en comparaison d’un texte classique?

C’est mon huitième livre sur Jérusalem, mais c’est celui qui m’a demandé le plus de travail! Il a représenté six ans d’efforts acharnés, alors qu’au départ j’estimais que sa rédaction ne me demanderait que six mois! La raison principale : je voulais proposer une vraie BD, par un exposé magistral sous format illustré. Je tenais à produire une BD classique, avec des scènes, des personnages et des dialogues. Et puis je suis historien de formation, j’ai donc opté pour une méthode complètement inédite : aucun dialogue n’est inventé. Tous les personnages parlent à travers des sources authentiques, ce qui m’a bien sûr obligé à retourner vers les archives, les livres, la correspondance, les récits de voyage, l’archéologie. Cette exigence s’est avérée beaucoup plus chronophage que le simple fait d’inventer des dialogues, mais cela donne un récit plus solide et mieux incarné, grâce également aux superbes dessins de Christophe Gaultier et aux couleurs de Marie Galopin.

BD  Jérusalem

Comment avez-vous pu garder une neutralité tout au long de cet ouvrage qui retrace l’histoire d’une ville où les émotions et les partis pris ne manquent pas?

Pour moi, cette neutralité est un aspect absolument fondamental de mon métier d’historien. D’autant plus sur un enjeu aussi sensible que Jérusalem. Je considère que le mandat d’un historien, c’est de s’adresser à tous les publics potentiels, à des lecteurs qui ont des perspectives divergentes, croyants ou non croyants, de culture juive, chrétienne ou musulmane, pro-israéliens ou pro-palestiniens, etc. Tous les lecteurs, sans aucune exception, doivent se sentir accueillis dans cette histoire de Jérusalem, car c’est la vocation même de cette ville. Et c’est aussi pour cela que la question des sources authentiques était tellement fondamentale. À la fin du livre, toutes ces sources sont mises à la disposition du lecteur qui voudrait aller plus loin.

Le narrateur du livre est un olivier, situé au mont des Oliviers, qui plonge ses racines dans le sol depuis 4000 ans. Pourquoi avoir voulu faire porter le récit par un arbre multimillénaire?

J’ai mis beaucoup de temps à identifier ce narrateur, et il a fallu deux ans avant d’arrêter mon choix sur un olivier. Je voulais un narrateur unique, qui puisse s’inscrire dans la durée, soit 4000 ans. Je voulais aussi un narrateur qui ne soit pas assigné à une seule identité religieuse, donc ni Juif, ni chrétien, ni musulman. Mais je voulais surtout qu’il soit natif de Jérusalem. Je souhaitais enfin pouvoir raconter la ville au ras des pavés, sans oublier la vie quotidienne de ses habitants, autour d’un « personnage » rassembleur, rassurant, accessible, qui posséderait une forme de détachement. Zeitoun, qui veut dire « olivier » en hébreu et en arabe, remplissait tous ces critères!

À lire votre ouvrage, on a l’impression que les relations entre les communautés religieuses à Jérusalem se corsent surtout à partir du 20e siècle, avec le découpage du monde en États. Pouvez-vous commenter?

J’ai en effet la même intuition. Jérusalem rassemble plusieurs religions, plusieurs langues, qu’elle arrive à réguler lorsque le politique n’est pas trop prégnant. À partir du moment où l’État-nation émerge, cela est effectivement devenu plus compliqué pour une ville à vocation multiculturelle comme Jérusalem.

À la fin de votre livre, vous évoquez différents scénarios pour Jérusalem d’ici quelques décennies, mais sans indiquer celui qui, selon vous, pourrait être prévalent. Comment envisagez-vous le devenir à moyen et long terme de cette ville unique?

Notre olivier a vécu 4000 ans, il n’y a donc pas de raison qu’il meure en 2023! Il imagine effectivement cinq futurs possibles pour Jérusalem : un « Bible-Land » transformé en parc d’attractions pour touristes; une ville universelle et neutralisée par l’ONU; une ville théocratique, dans laquelle les religieux fondamentalistes auraient définitivement pris le pouvoir; une ville en ruines, détruite par une nouvelle guerre de religion; ou bien une ville ouverte et partagée, capitale pour deux États confédérés. Bien sûr, ce dernier scénario est le plus optimiste!

Jérusalem, c’est votre vie. Vous y vivez, vous étudiez son passé, son présent. Qu’est-ce qui anime chez vous une telle passion, qui perdure?

Pour un historien, Jérusalem est un terrain de jeu incomparable. D’abord, bien sûr, parce que la ville possède un passé particulièrement riche et varié. Mais surtout parce que son étude exige d’être rusé, imaginatif et patient. Finalement, on peut dire que c’est une ville en tension constante, ce qui la rend très excitante sur le plan intellectuel, mais aussi très exigeante.

Yvan Cliche

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