La Voix sépharade, mars 2023
Rencontre avec le journaliste marocain Jamal Amiar
« La culture juive fait partie intégrante de l’identité marocaine »
par Yvan Cliche
Dans un ouvrage remarqué et remarquable, Le Maroc, Israël et les Juifs marocains. Culture, politique, diplomatie, business et religion (Éditions BiblioMonde, 2022), le journaliste marocain Jamal Amiar brosse un tour d’horizon approfondi de la coexistence judéo-musulmane au Maroc et du rôle des Juifs marocains en Israël.
L’auteur décrit la relation unique liant le Maroc à la communauté juive originaire du pays. Cette relation, plus symbiotique et harmonieuse que partout ailleurs dans le monde arabe, souligne Jamal Amiar, tient notamment au fait que les Juifs n’ont jamais été incités à partir de leur contrée natale. Et malgré leur départ, les liens politiques et humains entre Marocains juifs et musulmans se sont poursuivis, de manière continue, malgré les lourds soubresauts politiques au Proche-Orient.
Cette relation, unique, a permis au Maroc de jouer un rôle central dans la diplomatie relative au conflit israélo-palestinien. Et aussi d’obtenir, en 2020, la reconnaissance américaine de sa pleine souveraineté sur le Sahara en échange du rétablissement d’un lien diplomatique avec l’État hébreu (accords d’Abraham).
La Voix sépharade a pu échanger récemment avec Jamal Amiar via une séance Zoom Montréal-Tanger.
Qu’est-ce qui explique selon vous ce décollage rapide, que vous décrivez fort bien dans votre livre, de la relation israélo-marocaine à la suite de la signature des accords d’Abraham ?
L’intensité de cette relation découle de la longévité et de la vigueur des liens établis entre les États de ces deux pays depuis des décennies, mais aussi et surtout entre les communautés, les peuples. Et ce, malgré la baisse drastique de la taille de la communauté juive au Maroc. Celle-ci est passée, pour rappel, de 300 000 personnes en 1948 à environ 3 000 aujourd’hui. Une communauté réduite certes, mais qui a su se maintenir, voire renaître. Cette renaissance, je la constate depuis longtemps. La présence juive au Maroc aurait pu disparaître, mais heureusement, elle s’est maintenue, contrairement aux autres pays arabes, dans le domaine patrimonial et culturel. En parallèle, j’ai assisté au fil du temps à la visibilité grandissante de la culture marocaine en Israël, voire au poids politique de plus en plus déterminant de la communauté juive d’origine marocaine dans ce pays.
Le Maroc a rétabli ses relations diplomatiques avec Israël en 2020, mais pas au rang d’ambassadeur. Qu’est-ce qui explique selon vous cette prudence du côté marocain ?
Des relations au niveau ambassadeur sont certes symboliquement très importantes mais, en même temps, les Marocains et les Israéliens sont des gens très pragmatiques. Les Marocains jouent de prudence pour ne pas donner un blanc-seing à l’État hébreu, dans le dossier palestinien notamment. Rabat veut aussi jauger comment la situation va évoluer au niveau de l’opinion publique marocaine. Je vois les choses ainsi : les Marocains vont de plus en plus prendre conscience qu’il y a 800 000 de leurs concitoyens en Israël. Dès lors, la relation entre les deux pays ne peut que devenir « normale ». Et cette normalité devrait amener une relation à un plus haut niveau.
Votre livre fait état des liens étroits tissés entre les élites marocaines et israéliennes sur le plan économique, universitaire, judiciaire, etc. Mais qu’en est-il au niveau de la population en général, de ce qu’on nomme ici au Québec le « monde ordinaire » ?
C’est un argument qui est souvent invoqué pour diminuer l’importance de la proche relation qui existe entre Israéliens et Marocains. Vous savez, beaucoup d’étudiants provenant des classes populaires ont étudié la culture juive au Maroc et ont poursuivi leurs études en Israël. Dans la population en général au Maroc, la relation avec l’Algérie par exemple soulève bien plus d’émotion que celle avec l’État hébreu. De toute manière, dans ce dossier comme dans d’autres, il y aura toujours des critiques, des oppositions, mais cela ne doit pas nous empêcher d’avancer de manière constructive.
Vous rappelez à quel point la communauté juive du Maroc a rapetissé au fil des ans. Comment les Marocains d’aujourd’hui, et les prochaines générations, pourront-ils garder un lien étroit avec la culture juive ancestrale de leur pays? Comment cette exception marocaine pourra-t-elle être maintenue à long terme ?
On m’a souvent posé cette question, et c’est bien normal! D’une part, la présence juive marocaine, ce n’est pas uniquement le nombre, c’est aussi la présence culturelle. Celle-ci est encore bien réelle, bien présente, très riche. Le patrimoine est là, mais des travaux d’ampleur sont encore nécessaires, par exemple pour restaurer le patrimoine existant, dont les mellahs (quartiers juifs). D’autre part, je mettrais en évidence ma propre contribution : je ne connais pas d’autres pays arabes où un non-Juif aurait pu, comme moi, écrire sans souci un livre sur la contribution significative associée à la présence et à la culture juives dans son pays. Par ailleurs, comme le signale une personne que j’ai interviewée dans mon livre, le futur juif au Maroc sera déterminé en bonne partie par la relation israélo-marocaine. Les liens se développent, sur tous les registres, dans tous les domaines d’activités. Par exemple, le tourisme est en hausse, des Marocains se mettent à l’hébreu pour mieux accueillir les Israéliens… c’est tout dire.
Votre livre souligne à quel point le Maroc fait figure d’exception dans sa relation historique avec sa communauté juive. Pouvez-vous revenir sur cette singularité.
C’est une exception, et pour une raison très simple : au Maroc, contrairement à d’autres pays, que ce soit en Europe ou dans le monde arabe, jamais la condition de la communauté juive n’a été instrumentalisée à des fins politiques. Aucun dirigeant n’a cédé à la tentation de pointer du doigt la communauté hébraïque pour problèmes internes ou externes. Le Maroc a aussi accueilli des réfugiés juifs durant et après la Deuxième Guerre mondiale. Même durant les périodes d’Aliyah (émigration juive vers Israël), dans les années 1950, celle-ci a été organisée et gérée de manière officielle ou officieuse. Ce traitement a contribué à établir une relation de confiance, permettant à terme les développements politiques que l’on voit présentement. Je ne dis pas que tout a été parfait, pas du tout, mais je trouve dommage que des auteurs, comme l’historien français Georges Bensoussan, ne jettent qu’un regard négatif sur cette relation dans son ensemble. Chose certaine, les Juifs marocains que j’ai rencontrés, et ce partout dans le monde, conservent un lien sentimental très fort avec le Maroc.
Comment entrevoyez-vous la poursuite des relations Maroc-Israël avec la nouvelle coalition au pouvoir en Israël, dirigée par Benyamin Netanyahou ?
Cette relation est solide, largement capable de résister aux aléas de la politique israélienne. Elle est très précieuse, importante, centrale, pour les deux pays. Je suis résolument convaincu que les échanges israélo-marocains, dans tous les domaines, continueront à se développer. L’enjeu palestinien reste bien sûr déterminant, mais Israël ne souhaite certes pas de ce côté une dégradation de la situation.
Question d’ordre plus personnel : pourquoi un non-Juif, du Maroc, s’est autant intéressé, toute sa vie, à la relation de son pays avec sa communauté juive et à son destin en Israël ?
J’ai grandi à Casablanca et à Tanger. Je me suis intéressé tout jeune à la politique. Puis, j’ai vu une communauté avec laquelle j’ai grandi, en toute amitié, partir, quitter le foyer en même temps qu’on entendait parler que de conflits entre les Juifs et les Musulmans au Proche-Orient. Cet enjeu m’a donc immédiatement interpellé, il a suscité ma curiosité. Après 30 ans d’études sur le sujet, des dizaines d’articles, un livre, il me reste encore des zones à approfondir, dont la proximité musulmane marocaine avec la culture juive et l’attachement des Juifs pour le Maroc. Cela dit, le constat que je tire de mes recherches est simple : l’héritage juif fait partie intégrante de la culture marocaine. D’ailleurs, cela a été reconnu formellement dans la Constitution du Maroc, en 2011. Cette relation est singulière, riche, complexe, en évolution, elle doit donc continuer d’être étudiée. J’espère que mon livre contribuera à la poursuite des recherches et des enquêtes sur cette question qui est centrale dans l’identité marocaine.
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