Le Devoir, 21 février 2024
Yvan Cliche
L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM)
Dans le monde de l’énergie, l’autorité suprême en matière de production de connaissances fiables est l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui souligne ses 50 ans d’existence cette année. Cet organisme a été créé en 1974 pour assurer la sécurité énergétique des pays riches grâce à la mise en place de réserves de barils de pétrole prêts à être mis sur le marché en cas de rupture d’approvisionnement, comme ce fut le cas en 1973 avec l’embargo de pétrole de pays arabes contre les États-Unis et d’autres nations.
Depuis, cette organisation phare relevant principalement des pays développés, basée à Paris, jouit d’une étincelante réputation, à l’image de son personnel hautement qualifié qui produit des rapports de qualité dans tous les domaines liés à l’énergie.
Or ces dernières années, l’AIE est la cible de critiques, résumées dans un récent article du Wall Street Journal par un consultant et spécialiste de l’industrie pétrolière, Robert McNally. Selon lui, l’Agence a capitulé devant le « lobby climatique » depuis 2020 et met en avant des prévisions de consommation de pétrole et de gaz basées sur des politiques climatiques irréalistes.
Robert McNally cite une importante étude de l’AIE, publiée en 2021, intitulée Net Zero by 2050. A Roadmap for the Global Energy Sector. Il s’agit du tout premier rapport indiquant la voie à suivre, dès maintenant, pour faire la transition vers un système énergétique sans émission de carbone pouvant limiter le réchauffement planétaire à 1,5 degré en 2050, conformément à l’Accord de Paris de 2015. Le rapport identifie 400 jalons nécessaires pour l’atteinte de cet objectif ambitieux.
Parmi ceux-ci, l’AIE a choisi dans sa communication publique de mettre l’accent sur la nécessité de ne plus investir, dès maintenant, dans de nouveaux gisements d’énergie fossile. Cette mention, à propos d’une énergie qui a largement contribué depuis plus de 150 ans au niveau de vie dont nous jouissons, a été reçue dans le milieu énergétique et climatique comme une recommandation avec effet immédiat.
Si cette thèse présente un intérêt certain sur le plan méthodologique, pour démontrer l’ampleur du chantier de la transition, elle suscite cependant la controverse et contribue à politiser les discussions dans le milieu énergétique et du changement climatique. Il est en effet périlleux de baser sa communication publique autour d’une si grande ambition, une hypothèse qui n’a réalistement aucune chance de se réaliser.
Consommation record
Cette hypothèse a accrédité l’idée chez plusieurs qu’il serait possible de faire un arrêt complet sur l’approvisionnement futur en énergies fossiles, sans se soucier des conséquences d’une telle action, notamment celle de créer une rareté, contribuant à une hausse des prix affectant les pays les plus démunis. Le secteur des énergies fossiles accapare plus de 80 % du mix énergétique, soit environ la même proportion qu’il y a 30 ans.
En 2022, les investissements dans cette filière ont atteint 1000 milliards de dollars américains. Nous en sommes à des niveaux de consommation records de pétrole, à plus de 100 millions de barils par jour. Le gaz, dont l’Asie est friande pour remplacer son charbon trop polluant, a encore de longues années de croissance devant lui.
L’AIE admet tout cela : dans tous ses scénarios de prévision, elle confirme que l’économie mondiale aura encore besoin de beaucoup d’énergies fossiles ces prochaines décennies.
La population va augmenter de quelque 2 milliards d’habitants d’ici 2050 (de 8 à 10 milliards). Les pays en développement veulent atteindre les mêmes niveaux de vie que les pays riches. Cela viendra avec une forte hausse de leur consommation d’énergie, y compris d’origine fossile.
Certes, les énergies renouvelables (éolienne, solaire) et les véhicules électriques ont effectué une percée absolument spectaculaire depuis 10 ans dans nos pays grâce à leur mise à l’échelle par les Chinois. Ces technologies permettent aux États d’envisager plus sereinement la décarbonation de leur production d’électricité.
C’est un bel espoir pour le combat contre les changements climatiques, mais aussi une inquiétude devant la domination chinoise dans ces filières d’énergie. Mais il est illusoire de suggérer au grand public l’idée que nous pourrions, dès demain, stopper net tout investissement dans les énergies fossiles et combler, malgré tout, nos besoins énergétiques, notamment dans les pays en développement.
En matière de communication grand public, on peut se questionner sur la contribution réelle apportée par l’AIE à la cause de la transition quand elle diffuse, avec fanfare, de si vaines hypothèses, qui confondent plus les esprits qu’elles n’éclairent le débat.
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