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« Puissance du secteur énergétique, le Canada est le grand absent de la crise en Europe » 

TRIBUNE Le Monde, 25 août 2022

Yvan Cliche

Spécialiste du secteur énergétique

Alors que le gaz russe fera défaut cet hiver, le Canada, malgré ses réserves d’hydrocarbures, sera incapable d’en fournir à l’Europe, souligne, dans une tribune au « Monde », Yvan Cliche, spécialiste du secteur énergétique. Les sites d’exploitation sont mal situés pour l’exportation et la population s’oppose à de nouveaux projets.

En pleine crise énergétique, l’Europe se tourne vers ses partenaires dans l’espoir de trouver de nouveaux fournisseurs pour remplacer la Russie. Cette aide était à l’ordre du jour de la visite en terre canadienne du chancelier allemand, Olaf Scholz, du 21 au 23 août.

A première vue, cette visite paraît bien opportune. Le Canada est le cinquième producteur mondial de gaz naturel et ses réserves, immenses, devraient être en mesure de couvrir ses propres besoins pour les deux cents prochaines années. Mais le pays ne sera pas en mesure de fournir une aide substantielle au Vieux Continent, alors qu’une pénurie gazière s’y dessine pour la saison hivernale. Puissance du secteur énergétique, le Canada est le grand absent de la crise en Europe.

Certes, un accord sur la production et l’exportation d’hydrogène décarboné a été signé au terme de cette visite d’Etat. Le Canada a des ambitions manifestes dans ce domaine et une première infrastructure vouée à cette production est envisagée à partir de parcs éoliens situés dans la province atlantique de Terre-Neuve. Mais avant que ce projet n’arrive à terme et que l’hydrogène qui pourrait être produit soit utilisé en l’Allemagne et en Europe, plusieurs années s’écouleront.

Alors, pourquoi cette faible réactivité du secteur des hydrocarbures canadiens ? Il est ralenti par deux obstacles : les zones productrices sont éloignées des côtes et donc des voies de transport maritime, et le secteur pâtit d’une faible acceptabilité dans la population.

Les réserves pétrolières et gazières dont est pourvu le Canada sont principalement enfouies dans le sous-sol de l’Alberta, une province sans accès direct à la mer. Pour s’exporter, son pétrole doit être amené à l’Ouest, vers la province côtière de la Colombie-Britannique et, bien plus loin à l’est, dans les provinces de l’Atlantique que sont le Québec et le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse, l’Ile-du-Prince-Edouard et Terre-Neuve.

Or, aucune des deux côtes canadiennes ne dispose d’un terminal d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) opérationnel. Le seul en construction, LNG Canada, est situé en Colombie-Britannique, et ne sera opérationnel qu’en 2025. Sa localisation sur la côte ouest du continent nord-américain destine surtout sa marchandise à l’Asie, ce qui contribuera tout de même à réduire la pression sur les prix du gaz naturel en augmentant l’offre sur le marché mondial.

Bien que d’autres projets du genre soient envisagés sur le territoire canadien, le délai minimal requis d’environ cinq ans pour la mise en place d’un terminal d’exportation de GNL impose un calendrier qui dépassera fort probablement la durée de la crise énergétique qui secoue aujourd’hui le continent européen.

Enfin, les projets du secteur gazier sont mal vus par l’opinion. Déjà, les promoteurs du projet LNG Canada ont dû affronter une forte opposition lors de la construction du gazoduc, notamment au sein des communautés autochtones, avant que le chantier puisse être lancé en 2019. En 2021 et en 2022, un projet de gazoduc reliant l’Alberta au Québec, Energie Saguenay, qui prévoyait justement d’alimenter le marché européen, n’a pu obtenir les autorisations requises ni des instances fédérales à Ottawa, ni de celles du Québec. Le gouvernement québécois était pourtant à l’origine favorable à un tel projet.

En somme, l’exploitation des énergies fossiles est l’un des enjeux les plus clivants et controversés au Canada. Alors que la province de l’Alberta mise encore largement sur l’expansion de son secteur pétrolier et gazier en déployant maints efforts pour diversifier ses marchés d’exportation, les provinces non productrices, dont le Québec, sont peu disposées à l’appuyer dans cette démarche.

Obstacles électoraux

De son côté, le secteur canadien des énergies fossiles invoque les besoins encore réels en pétrole et en gaz de l’économie mondiale, qui ne disparaîtront pas de sitôt. Il souligne que ces hydrocarbures seront consommés quoi qu’il en soit et que par conséquent, le Canada ne devrait pas renoncer à cette création de richesse au profit d’autres producteurs, souvent des régimes autoritaires aux pratiques moins exigeantes sur le plan environnemental. Il rappelle enfin la fiabilité de l’approvisionnement qu’il pourra offrir au marché mondial.

De leur côté, des dirigeants provinciaux voient les obstacles électoraux se dresser devant eux s’ils soutiennent les énergies fossiles. Et les écologistes mobilisés par l’urgence climatique exigent des gestes importants pour faire bouger rapidement le mix énergétique du pays vers les énergies renouvelables, ce qui implique notamment l’abandon des projets d’exportation de GNL.

Entre ces deux positions, il existe bien peu d’échanges en vue de trouver une approche médiane qui permettrait d’établir, de concert avec les Européens, un approvisionnement en gaz sur une durée déterminée, tout en maintenant les engagements pour une économie décarbonée à l’horizon 2050.

A défaut d’un compromis raisonnable sur cette question, le Canada risque fort de rester aux abonnés absents parmi les pays alliés de l’Europe, et de ne pouvoir fournir l’aide énergétique tant espérée pour de nombreuses années encore.

Yvan Cliche est un spécialiste du secteur énergétique, intervenant au Centre d’études et de recherches internationales de l’université de Montréal (Canada).