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LE MAROC, ISRAËL ET LES JUIFS MAROCAINS

Rencontre avec le journaliste marocain Jamal Amiar

« La culture juive fait partie intégrante de l’identité marocaine »

par Yvan Cliche

La Voix sépaharade, mars 2023

Jamal Amiar

Dans un ouvrage remarqué et remarquable, Le Maroc, Israël et les Juifs marocains. Culture, politique, diplomatie, business et religion (Éditions BiblioMonde, 2022), le journaliste marocain Jamal Amiar brosse un tour d’horizon approfondi de la coexistence judéo-musulmane au Maroc et du rôle des Juifs marocains en Israël.

L’auteur décrit la relation unique liant le Maroc à la communauté juive originaire du pays. Cette relation, plus symbiotique et harmonieuse que partout ailleurs dans le monde arabe, souligne Jamal Amiar, tient notamment au fait que les Juifs n’ont jamais été incités à partir de leur contrée natale. Et malgré leur départ, les liens politiques et humains entre Marocains juifs et musulmans se sont poursuivis, de manière continue, malgré les lourds soubresauts politiques au Proche-Orient.

Cette relation, unique, a permis au Maroc de jouer un rôle central dans la diplomatie relative au conflit israélo-palestinien. Et aussi d’obtenir, en 2020, la reconnaissance américaine de sa pleine souveraineté sur le Sahara en échange du rétablissement d’un lien diplomatique avec l’État hébreu (accords d’Abraham).

La Voix sépharade a pu échanger récemment avec Jamal Amiar via une séance Zoom Montréal-Tanger.

Qu’est-ce qui explique selon vous ce décollage rapide, que vous décrivez fort bien dans votre livre, de la relation israélo-marocaine à la suite de la signature des accords d’Abraham ?

L’intensité de cette relation découle de la longévité et de la vigueur des liens établis entre les États de ces deux pays depuis des décennies, mais aussi et surtout entre les communautés, les peuples. Et ce, malgré la baisse drastique de la taille de la communauté juive au Maroc. Celle-ci est passée, pour rappel, de 300 000 personnes en 1948 à environ 3 000 aujourd’hui. Une communauté réduite certes, mais qui a su se maintenir, voire renaître. Cette renaissance, je la constate depuis longtemps. La présence juive au Maroc aurait pu disparaître, mais heureusement, elle s’est maintenue, contrairement aux autres pays arabes, dans le domaine patrimonial et culturel. En parallèle, j’ai assisté au fil du temps à la visibilité grandissante de la culture marocaine en Israël, voire au poids politique de plus en plus déterminant de la communauté juive d’origine marocaine dans ce pays.

Le Maroc a rétabli ses relations diplomatiques avec Israël en 2020, mais pas au rang d’ambassadeur. Qu’est-ce qui explique selon vous cette prudence du côté marocain ?

Des relations au niveau ambassadeur sont certes symboliquement très importantes mais, en même temps, les Marocains et les Israéliens sont des gens très pragmatiques. Les Marocains jouent de prudence pour ne pas donner un blanc-seing à l’État hébreu, dans le dossier palestinien notamment. Rabat veut aussi jauger comment la situation va évoluer au niveau de l’opinion publique marocaine. Je vois les choses ainsi : les Marocains vont de plus en plus prendre conscience qu’il y a 800 000 de leurs concitoyens en Israël. Dès lors, la relation entre les deux pays ne peut que devenir « normale ». Et cette normalité devrait amener une relation à un plus haut niveau.

Votre livre fait état des liens étroits tissés entre les élites marocaines et israéliennes sur le plan économique, universitaire, judiciaire, etc. Mais qu’en est-il au niveau de la population en général, de ce qu’on nomme ici au Québec le « monde ordinaire » ?

C’est un argument qui est souvent invoqué pour diminuer l’importance de la proche relation qui existe entre Israéliens et Marocains. Vous savez, beaucoup d’étudiants provenant des classes populaires ont étudié la culture juive au Maroc et ont poursuivi leurs études en Israël. Dans la population en général au Maroc, la relation avec l’Algérie par exemple soulève bien plus d’émotion que celle avec l’État hébreu. De toute manière, dans ce dossier comme dans d’autres, il y aura toujours des critiques, des oppositions, mais cela ne doit pas nous empêcher d’avancer de manière constructive.

Vous rappelez à quel point la communauté juive du Maroc a rapetissé au fil des ans. Comment les Marocains d’aujourd’hui, et les prochaines générations, pourront-ils garder un lien étroit avec la culture juive ancestrale de leur pays? Comment cette exception marocaine pourra-t-elle être maintenue à long terme ?

On m’a souvent posé cette question, et c’est bien normal! D’une part, la présence juive marocaine, ce n’est pas uniquement le nombre, c’est aussi la présence culturelle. Celle-ci est encore bien réelle, bien présente, très riche. Le patrimoine est là, mais des travaux d’ampleur sont encore nécessaires, par exemple pour restaurer le patrimoine existant, dont les mellahs (quartiers juifs). D’autre part, je mettrais en évidence ma propre contribution : je ne connais pas d’autres pays arabes où un non-Juif aurait pu, comme moi, écrire sans souci un livre sur la contribution significative associée à la présence et à la culture juives dans son pays. Par ailleurs, comme le signale une personne que j’ai interviewée dans mon livre, le futur juif au Maroc sera déterminé en bonne partie par la relation israélo-marocaine. Les liens se développent, sur tous les registres, dans tous les domaines d’activités. Par exemple, le tourisme est en hausse, des Marocains se mettent à l’hébreu pour mieux accueillir les Israéliens… c’est tout dire.

Votre livre souligne à quel point le Maroc fait figure d’exception dans sa relation historique avec sa communauté juive. Pouvez-vous revenir sur cette singularité.

C’est une exception, et pour une raison très simple : au Maroc, contrairement à d’autres pays, que ce soit en Europe ou dans le monde arabe, jamais la condition de la communauté juive n’a été instrumentalisée à des fins politiques. Aucun dirigeant n’a cédé à la tentation de pointer du doigt la communauté hébraïque pour problèmes internes ou externes. Le Maroc a aussi accueilli des réfugiés juifs durant et après la Deuxième Guerre mondiale. Même durant les périodes d’Aliyah (émigration juive vers Israël), dans les années 1950, celle-ci a été organisée et gérée de manière officielle ou officieuse. Ce traitement a contribué à établir une relation de confiance, permettant à terme les développements politiques que l’on voit présentement. Je ne dis pas que tout a été parfait, pas du tout, mais je trouve dommage que des auteurs, comme l’historien français Georges Bensoussan, ne jettent qu’un regard négatif sur cette relation dans son ensemble. Chose certaine, les Juifs marocains que j’ai rencontrés, et ce partout dans le monde, conservent un lien sentimental très fort avec le Maroc.

Comment entrevoyez-vous la poursuite des relations Maroc-Israël avec la nouvelle coalition au pouvoir en Israël, dirigée par Benyamin Netanyahou ?

Cette relation est solide, largement capable de résister aux aléas de la politique israélienne. Elle est très précieuse, importante, centrale, pour les deux pays. Je suis résolument convaincu que les échanges israélo-marocains, dans tous les domaines, continueront à se développer. L’enjeu palestinien reste bien sûr déterminant, mais Israël ne souhaite certes pas de ce côté une dégradation de la situation.

Question d’ordre plus personnel : pourquoi un non-Juif, du Maroc, s’est autant intéressé, toute sa vie, à la relation de son pays avec sa communauté juive et à son destin en Israël ?

J’ai grandi à Casablanca et à Tanger. Je me suis intéressé tout jeune à la politique. Puis, j’ai vu une communauté avec laquelle j’ai grandi, en toute amitié, partir, quitter le foyer en même temps qu’on entendait parler que de conflits entre les Juifs et les Musulmans au Proche-Orient. Cet enjeu m’a donc immédiatement interpellé, il a suscité ma curiosité. Après 30 ans d’études sur le sujet, des dizaines d’articles, un livre, il me reste encore des zones à approfondir, dont la proximité musulmane marocaine avec la culture juive et l’attachement des Juifs pour le Maroc. Cela dit, le constat que je tire de mes recherches est simple : l’héritage juif fait partie intégrante de la culture marocaine. D’ailleurs, cela a été reconnu formellement dans la Constitution du Maroc, en 2011. Cette relation est singulière, riche, complexe, en évolution, elle doit donc continuer d’être étudiée. J’espère que mon livre contribuera à la poursuite des recherches et des enquêtes sur cette question qui est centrale dans l’identité marocaine.

Yvan Cliche

Allah et la Polis

Nuit blanche, no. 166, printemps 2022

Sous la direction de Mounia Ait Kabboura et Mohamed Fadil, avec la collaboration de Martin Geoffroy et Mohammed Ababou, ALLAH ET LA POLIS. QUEL ISLAM POUR QUELLE IDENTITÉ, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 260 p, ; 29,95 $

Le livre contient une série de textes de différents auteurs d’origine québécoise et marocaine, réunis dans une collaboration singulière et bienvenue. Il s’attarde de manière générale à une problématique centrale dans le monde musulman, soit la relation entre la religion islamique et le pouvoir, et l’évolution de cette relation au fil du temps.

Il n’est jamais facile de dégager un propos unificateur de ce type d’ouvrages, tant les sujets sont variés : du salafisme au Burkina Faso à l’analyse de groupes marginaux qui s’en prennent à la foi islamique au Québec. D’autant que les essais présentés s’appuient sur des notions savantes, peu accessibles au grand public. On retient notamment des groupes marginaux anti-islamiques au Québec leur « essentialisation » de l’islam, dans un « discours décomplexé », qui « normalise la haine des autres ». Et qui fait de cette religion une foi intrinsèquement de nature violente. Erreur grave, car la religion est in fine ce qu’en font les pratiquants.

Un des textes qui m’a le plus interpellé, ayant souvent voyagé au Burkina Faso : l’analyse de l’islam dans ce pays. Cette contrée autrefois si douce et agréable a, hélas, vu l’émergence d’un islam violent, intolérant. Cette vision étroite de la religion s’est même répandue dans la religion chrétienne locale, favorisant une atomisation de la société, dit l’auteur.

Un autre texte qui interpelle porte sur le mariage et la sexualité en islam : le sexe hors mariage est encore interdit moralement et normativement. Or, devant des jeunes qui s’unissent de plus en plus tard, les sociétés islamiques ont au fil du temps mis au point des bricolages juridiques, des unions temporaires, ou « mariages de jouissance » qui visent essentiellement la satisfaction sexuelle des partenaires.

L’ouvrage offre une palette de points de vue sur différents enjeux de recherches portant sur l’islam, tel que vécu dans le monde occidental et musulman. Une lecture souvent aride, mais néanmoins enrichissante sur une religion dont on n’a pas fini d’étudier la complexité, les composantes diverses de son cheminement depuis qu’il est confronté à la modernité occidentale.

 

 

L’outrage fait à Sarah Ikker

Yasmina Khadra, L’OUTRAGE FAIT À SARAH IKKER, Paris, Julliard, 2019, 275 pages.

Nuit blanche, no.156, Automne 2019

Le célébrissime auteur nous entraîne cette fois au Maroc, pays de plus en plus connu des Québécois en raison de l’immigration et du tourisme.

Sarah Ikker est le nom d’une jolie jeune femme, fille d’un cadre supérieur de la police de Tanger et mariée elle-même à un policier, Driss, campagnard instruit et attirant.

Couple sans enfants qui mène la belle vie, leur parcours de bonheur est complètement brisé lors d’une soirée où, chacun ayant son activité mondaine, Driss revient et retrouve sa femme nue, sans conscience et barbouillée de sang. Elle a été manifestement violée.

Même si sa femme se remet en forme, du moins physiquement, l’événement plonge Driss dans un abime dont il se relève uniquement grâce à des collègues bienveillants. Il décide alors de mener sa propre enquête, faisant peu confiance à celui qui mène officiellement les investigations visant à identifier le coupable.

Or, Driss ne semble jamais vraiment surmonter sa douleur, et entretient depuis cette funeste soirée un rapport malveillant avec sa femme. Bizarrement, outre l’enquête, c’est cette nouvelle relation, trouble, ambiguë, qui soutient la trame du roman.

Mais on ne saura pas dans ce livre le fin fond de toute l’histoire. Même si les faits commencent à pointer vers un coupable, le livre s’interrompt brusquement : Yasmina Khadra le termine avec un « À suivre », un peu frustrant.

Et même temps, on ressent le plaisir qu’on aura à poursuivre ce roman intriguant qui, au surplus, décrit fort bien le Maroc d’aujourd’hui.

 

En voyage chez soi. Trajectoires de couples mixtes au Maroc

Catherine Therrien, En voyage chez soi. Trajectoires de couples mixtes au Maroc, Presses de l’Université Laval, Québec, 2014, 241 p.

Nuit blanche, site web, 10 juillet 2015

À la faveur de la hausse de l’immigration, les mariages au Québec ont bien changé. La plupart d’entre nous connaissent un collègue, un ami, voire un frère ou une sœur ayant pris pour conjoint un immigrant de première génération. Surtout quand ils impliquent une différence religieuse, ces mariages sont de vrais « voyages » comme le dit l’auteure, tant les différences personnelles des membres du couple sont importantes. Catherine Therrien sait de quoi elle parle : elle est mariée à un Marocain et vit au Maroc, et a interrogé sur place de nombreux couples mixtes pour écrire ce livre qui est aussi sa thèse de doctorat en anthropologie.

D’emblée, l’auteure concède que la différence religieuse n’est pas un fait banal au Maroc, qui considère celle-ci comme une menace à sa « cohésion sociale ».

Malgré cette réalité, dans la vie de tous les jours, même si ces unions mixtes « transgressent certaines frontières », les Marocains font preuve de souplesse, la société marocaine étant plus une « société de convenance que d’interdit ».

Cela dit, des enjeux épineux existent pour les couples mixtes. La religion, plus précisément la conversion à l’islam, est obligatoire si l’homme n’est pas musulman ; elle est acceptée, mais souvent souhaitée par les locaux, en ce qui concerne la femme. Plusieurs épouses sont ainsi amenées à se convertir pour acheter la paix, et aussi se donner une meilleure protection juridique.

Même si l’auteure voit une « difficulté ajoutée » à la vie des couples mixtes, quant à la durée des mouvements d’ouverture et de fermeture à la différence de l’autre, lorsqu’il y a échec, « les raisons des ruptures chez les couples mixtes sont à peu de choses près les mêmes que chez les autres couples ». Donc, en pratique, les mêmes joies et les mêmes difficultés que chez les couples de même culture.

Un des principaux constats de l’auteure paraît viser juste : la mixité ne serait en fait que la suite d’un « voyage » déjà engagé par les deux membres du couple « bien avant la rencontre amoureuse ». C’est cette distanciation préalable des deux individus par rapport à leur monde d’origine, que la chercheuse nomme le « chez-soi », qui facilite et permet la rencontre, puis l’union. Une majorité des membres d’un couple mixte avaient déjà sinon un parcours d’exil, en raison par exemple des études ou du travail, ou du moins le désir de vivre ce parcours hors de leur zone de confort.

« Le fait que les participants à cette recherche soient sortis […] d’un contexte qui leur était familier pour plonger dans un univers très différent […] les a placés sur le chemin d’une rencontre, rencontre qui n’aurait probablement pas eu lieu sans ce parcours de mobilité. »

Mohammed VI, derrière les masques

Omar Brousky, Mohammed VI, derrière les masques, Nouveau Monde, Paris, 2014, 237 p.

Nuit blanche, no. 138, printemps 2015

Avec avoir suscité bien des espoirs démocratiques et de justice sociale, Mohammed VI (M6), le Roi du Maroc, initialement présenté comme le « Roi des pauvres », a largement déçu les aspirations placées en lui depuis qu’il a succédé à son père, décédé en 1999.

Le Roi des pauvres s’est rapidement transformé en « Roi prédateur », faisant main basse sur plusieurs secteurs clés de l’économie du pays. C’est ce qu’affirme l’auteur, journaliste et donc observateur privilégié. Ce qu’il révèle c’est que, outre des réformes cosmétiques, rien n’a vraiment changé dans le fonctionnement politique du pays suite à la mort d’Hassan II, souverain oriental régnant avec malice et dureté sur son pays et ses « sujets ».

Le Maroc est certes un peu plus démocratique depuis la prise du pouvoir de M6 il y a 15 ans : il y a un peu plus de liberté de parole, le parti politique qui gagne les élections s’arroge le premier ministère, on connaît la femme et les enfants du roi, une réalité cachée sous Hassan II. Mais les piliers moyenâgeux du régime n’ont pas bougé : le roi est toujours inattaquable, il ne fait face à aucun contre pouvoir, il ne rend de comptes à personne, à preuve il ne donne pas d’entrevues aux journalistes marocains, et il emprisonne des journalistes ou des citoyens pour des futilités, voire des caprices. Les courtisans et autres estafettes doivent au surplus lui prêter formellement allégeance lors d’une cérémonie annuelle que plusieurs modernistes jugent humiliante.

Pire, M6 règne avec ses « potes », soit sa clique d’une dizaine d’amis élevés comme lui au collège royal. Avec eux et grâce à eux, il s’enrichit sans vergogne, dans le secteur agricole, les mines, les biens courants de consommation, et ce même si l’exploitation de ses quelque trente palais et résidences royales coûte au bas mot, sur une base annuelle, 250 millions d’euros aux Marocains, dont 30 % de la population est au chômage. Sa fortune lui permet aussi d’entretenir ses réseaux en France, et ainsi éviter des critiques internationales embarrassantes sur son régime.

Bref, le règne de M6, c’est celui d’un roi avec un pouvoir personnel sans partage, qui lui est donné à vie, la mainmise d’un homme qui n’a jamais insufflé une véritable dynamique de changement. Comme le roi n’a que la cinquantaine, cela signifie, pour les plus 30 millions et plus de Marocains, encore des décennies sans espoir de réformes démocratiques et de partage plus équitable des richesses nationales.

Journal d’un prince banni

Moulay Hicham El Alaoui, Journal d’un prince banni. Demain, le Maroc, Grasset, Paris, 2014, 362 p.

Nuit blanche, no.136, automne 2014

Voici un livre-événement. Quand avons-nous le rare privilège d’accéder de l’intérieur à la vie d’un prince arabe ? Il y a en a pourtant des milliers, en Arabie saoudite et dans les États pétroliers, mais jamais, sinon que dans les milieux très informés (on pense aux services secrets) peut-on en apprendre sur comment se compose leur vie de tous les jours tant sont fermés les régimes politiques des pays dont ils sont les grands privilégiés.

D’abord, un mot sur le personnage. Le prince Moulay Hichem est le fils du frère de feu Hassan II, donc le cousin du roi actuel du Maroc, Mohammed VI, avec qui il a été élevé dans la cour royale. Mais à partir de l’école secondaire, les deux sont séparés, et le destin de Moulay Hichem bascule alors irrémédiablement : il est en effet envoyé à l’école américaine installée dans le pays, et cela marque profondément le destin du personnage. Car à l’école américaine en effet, il intègre d’autres valeurs, fait de l’anglais sa langue du quotidien, bref s’éloigne d’un certain univers qui normalement l’attendait.

Le livre est une attaque frontale contre le makhzen, le nom donné au Maroc à l’élite parasitaire qui entoure le Roi et qui, s’arrogeant les meilleures affaires, plombe la modernisation du pays. La narration débute par l’enfance du prince. Ces pages sont captivantes : elles nous plongent en plein Orient fantasmatique. Le prince vit dans un environnement peuplé de personnages loufoques, courtisans, conteurs, femmes du harem, bonnes, gouvernantes occidentales, étrangers ramenés de divers voyages vivent dans un joyeux désordre de la maison de son père, Moulay Abdallah, un homme absent car trop enclin à la « bonne vie » (dépenses faramineuses, luxe, alcool).

Les tentatives de meurtres et de coups d’État contre Hassan II au début des années 70 marquent profondément la vie politique du pays. Le jeune prince constate alors que « le Roi Hassan II devient méchant, solitaire et méfiant » (p.63) et assiste, impuissant, au durcissement autoritaire du régime. Se démarquant des autres enfants de la cour royale, il est accepté en 1981 à l’université Princeton. Il dit avoir l’impression de « renaitre » en sortant de la clique royale, dont il désapprouve la soumission par trop intéressée.

Devenu adulte, le prince entretient des relations tumultueuses avec Hassan II qui, suite au décès prématuré du père du prince, ne cesse, à travers divers stratagèmes tortueux, d’essayer de le faire « entrer dans le rang ». Toutes ces magouilles royales contribuent à envenimer irrémédiablement la relation du prince avec le futur roi, Mohammed VI, lui-même victime de la tyrannie de son père.

Fier de son apprentissage de la science politique à Princeton où, grâce à sa fortune familiale, il peut fonder une Chaire sur le monde arabe, le prince prend la plume et publie textes critiques contre la monarchie absolutrice, dénonce les inégalités criantes dans le monde arabe, son « surplace collectif ». Ceci consacre sa rupture avec la famille royale marocaine. Installé en permanence aux États-Unis avec ses deux enfants, devenu entre autres entrepreneur en énergies renouvelables, il constate, lucide : « J’en suis plus que jamais convaincu : davantage que le respect des droits de l’homme ou l’acceptation de la démocratisation, l’implication du palais dans la sphère économique est le problème qui, avant tout autre, bloque la transformation institutionnelle de notre système. »

Cette thèse vise dans le mille. En publiant ce livre courageux, ce rare prince arabe dissident apporte une contribution majeure au combat démocratique d’un pays, et d’une région, le monde arabe, aux mœurs politiques d’un autre temps.

 

Le marcheur de Fès

Éric Fottorino, Le marcheur de Fès, Calmann-Lévy, Paris, 2013

Nuit blanche, no. 134, printemps 2014

On dit parfois de certains livres qu’ils se lisent d’un trait. Celui-ci, du journaliste et romancier Éric Fottorino, se lit davantage selon moi par petites touches, le temps entre les chapitres de mieux s’imprégner des portraits intimistes que fait l’auteur de ses pérégrinations à Fès, l’impériale ville du Maroc qui a plus d’un millénaire dans le corps.

Éric Fottorino y part à la recherche spirituelle de son père biologique, un Juif fassi (c’est-à-dire de Fès) dont il cherche à retracer la jeunesse parmi les vieilles pierres de la ville et de son quartier juif, le mellah.

J’ai pu moi aussi entreprendre un pèlerinage semblable à Fès, avec mon épouse qui a passé toute sa jeunesse dans la vielle ville, à l’ombre d’un père pieux musulman marchand de chaussures. Dans cet endroit qu’on ne peut oublier, tant les habitudes d’aujourd’hui semblent mimer les façons de vivre d’autant : on y croise encore des ânes  faisant le transport des marchandises, comme il y a des siècles.

Grâce au livre de Fottorino, j’ai pu revivre ces nombreuses traversées de la ville ancienne et moderne, m’émouvoir de nouveau, comme lui, de la disparation quasi complète de la communauté juive, qui a tant contribué à sa renommée intellectuelle (de 20 000, la communauté juive ne rassemble plus à Fès que 500 personnes, en général âgées). Ceci en raison surtout du conflit israélo-palestinien, qui a suscité des tensions autrefois inconnues.

En marchand abondamment dans la ville, en rencontrant de vieilles connaissances de son père biologique avec lequel il a engagé des liens seulement à l’âge adulte, il tente de découvrir la ville pour mieux connaitre l’homme : « Maintenant il me faut Fès. Connaître Fès. Je ne serai pas vraiment ton fils si mes yeux ne voient pas ce que tu as vu en premier ». Comme l’indique cette citation, l’auteur s’adresse à son père, et lui rappelle, au gré de ses promenades, de ses rencontres, la jeunesse qui fut la sienne.

M. Fottorino voit aussi la vie qui aurait pu être son destin si sa mère et sa famille française n’avait pas rejeté ce père biologique, car Juif. Un témoignage qui raconte bien ce que fut la vie de cette communauté historique en Afrique du Nord avant qu’elle ne sombre dans l’oubli.

Le Roi prédateur. Main basse sur le Maroc

Catherine Graciet, Éric Laurent, Le Roi prédateur. Main basse sur le Maroc, Paris, Seuil, 2012.

Nuit blanche, janvier-février-mars 2013

Son père, Hassan II, avait eu à subir la forte tempête déclenchée par la publication en 1998 du livre choc du journaliste Gilles Perrault, Notre ami le Roi, portant sur les terribles exactions contre les droits humains commises au Maroc et l’absolutisme régnant dans le pays.

Comment Mohammed VI, actuel roi du Maroc depuis 1999 et fils de Hassan II, composera-t-il avec les révélations contenues dans cet ouvrage, sans surprise interdit au Maroc ? Car c’est aussi un livre choc que publient ces deux journalistes français familiers du Maroc (pour un, Éric Laurent avait pu recueillir nombre de confidences de Hassan II, notamment à la fin de son règne de presque 40 ans).

Les auteurs brossent un portrait sans nuance de l’héritier de la dynastie alaouite. Beaucoup moins politique que son père, réputé comme un homme cruel et méprisant, mais rusé et habile à manipuler ses alliés et opposants, M6 (son diminutif au Maroc) s’est plutôt investi dans la sphère économique, faisant du pays sa basse-cour, aux fins de son enrichissement et de celui de sa petite clique de courtisans animée, disent les auteurs, par la servilité et l’avidité.

Un exemple : le roi a des intérêts financiers… dans des entreprises subventionnées par l’État marocain ! « Au Maroc c’est le peuple qui, chaque jour que Dieu fait, enrichit le roi en achetant les produits de ses entreprises ». (p.207) Et ce alors que le roi s’attribue, une indécence pour un pays pauvre, un salaire mensuel très supérieur à celui du président américain.

Le livre s’attarde beaucoup sur les agissements néfastes des principaux collaborateurs de M6, notamment Fouad Ali El Himma, qui a un rôle plus politique et sécuritaire, et Mounir Majidi et Hassan Bouhemou, dont le rôle est de veiller à manipuler la vie économique du pays à l’avantage des intérêts pécuniaires du roi. Et qui n’hésitent pas à écraser tout ceux qui, même si alliés d’un moment, leur sèment des embûches, quitte à utiliser une justice servile pour leur fabriquer de faux procès, bref en pratiquant « cette forme dégradée du pouvoir qu’est l’abus permanent ». (p.15)

Un des éléments intriguant du livre est la perte d’influence relative de la France auprès de l’actuel trône marocain, une France encore figée dans ses réflexes passés envers un Maroc qui lui était autrefois entièrement conquis, mais qui maintenant se tourne de plus en plus vers les États richissimes du golfe Persique.

La conclusion du livre sera claire pour plusieurs lecteurs : le Maroc, grand pourvoyeur d’immigrants pour le Québec, n’ira nulle part si son premier dirigeant, en théorie inattaquable de par son statut de « chef des croyants », continue de se placer au-dessus de la mêlée, jouant à la fois le rôle de rentier économique et d’investisseur, à agir comme un autocrate pouvant écarter à souhait ses opposants, et à tordre la justice selon ses intérêts politiques ou économiques du moment. En somme, à mettre ses intérêts personnels en concurrence avec l’intérêt général, dont il a pourtant la responsabilité suprême.

Majesté, je dois beaucoup à votre père…

Jean-Pierre Tuquoi, « Majesté, je dois beaucoup à votre père… », France-Maroc, une histoire de famille, Albin Michel, Paris, 2006.

Nuit blanche, octobre 2006

Bien des entrepreneurs québécois vous le diront : il n’est pas facile de percer le marché marocain. Si les Québécois ont eu quelques succès commerciaux dans les pays voisins que sont l’Algérie et la Tunisie, le Maroc est resté pour nombre d’entre eux une place imprenable, un marché opaque, voire mystérieux.

Comment expliquer cette apparente infortune ? Le livre de Jean-Pierre Tuquoi fournit des réponses, sinon la réponse, à ce questionnement. En simple, le Maroc est le pré carré de la France. Les relations entre les élites françaises, de droite comme de gauche, et la monarchie marocaine sont si étroites, si tissées serré, qu’il devient difficile, voire quasi impossible, de se faufiler entre les mailles.

L’affaire dépasse les simples relations commerciales, pourtant très intenses : presque toutes les entreprises de l’Hexagone de quelque importance ont des opérations au Maroc. Le lien symbiotique qui unit les deux pays dépasse le bon voisinage. Par exemple, l’actuel président français Jacques Chirac, sur une promesse faite à un Hassan II mourant (décédé en 1999), père de l’actuel Roi Mohammed VI, agit ni plus ni moins comme une seconde figure paternelle de la famille royale, en allant jusqu’à arbitrer des disputes familiales et intervenir dans la vie personnelle des membres de la Cour.

Un nombre très important de personnalités politiques, économiques et intellectuelles françaises ont un pied-à-terre au Maroc, notamment à Marrakech, ville à la mode, et sont souvent invités tous frais payés à divers événements marquant l’amitié entre les classes dirigeantes. Pas une semaine ne passe sans qu’un ministre français ne débarque au Maroc ou inversement sans qu’une délégation ministérielle marocaine séjourne à Paris. Ainsi la France se fait le défenseur «aveugle» des positions marocaines sur des dossiers litigieux comme les droits de l’homme, le Sahara occidental ou les disputes fréquentes entre le Maroc et l’Espagne.

Le livre du journaliste du quotidien Le Monde indique toutefois une certaine « déliquescence » de l’influence marocaine à Paris depuis la venue de Mohammed VI. Plus américanophile que son père, ce roi peu charismatique se consacre beaucoup moins au maintien du réseau inextricable mis en place par son père avec l’ex-colonisateur. Les entrepreneurs étrangers ne s’en plaindront pas.

Préface. Le trésor du Rif, Pierre Bonin, roman, 2006

Pierre Bonin, Le trésor du Rif, 2006.
M. Cliche écrit sur le monde arabe et l’islam depuis plus de vingt ans.

Je termine le roman de Pierre Bonin et ma première pensée va à l’auteur. Au terme de ce roman où se déploient l’aventure militaire, l’exotisme et le sentiment amoureux, j’admire en lui l’anthropologue, l’historien et le romancier.

L’anthropologue, d’abord : la description que fait M. Bonin du Maroc, un pays qui est comme ma deuxième maison, force l’estime. L’auteur n’aura pris que quelques semaines d’un séjour mémorable dans cette contrée si envoûtante pour saisir tout un pan de la société marocaine, de son histoire, de ses valeurs millénaires. Sa curiosité, sa rigueur dans la recherche du contexte ou se déroule le roman, son style précis, m’ont replongé dans les sentiments premiers à la source de ma passion pour ce pays considéré à juste titre comme un des plus magnifiques qui soit.

L’historien, ensuite : M. Bonin démontre une sensibilité remarquable. Sa description des conditions historiques et matérielles du Maroc et de la vie d’époque des légionnaires fera le bonheur de tous ceux qui s’intéressent à la culture arabe et à l’histoire militaire. L’auteur apporte un éclairage stimulant sur la participation des Québécois et Canadiens français au sein de cette organisation aussi singulière que méconnue au Québec.

Le romancier, enfin : de ce rapprochement entre une culture orientale mythique et une épopée militaire pleine de palpitations émerge une histoire au réalisme saisissant, qui divertit autant qu’elle informe.

Lire le livre.