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Sécurité énergétique-Le retour en force des États

La Presse, 17 août 2022

Au Royaume-Uni, un regroupement de près d’une cinquantaine de syndicats représentant plus de 5 millions de travailleurs a récemment demandé au gouvernement de nationaliser les cinq plus importants fournisseurs d’énergie du pays. Le but visé est que l’État soit en mesure d’atténuer les importantes hausses du prix de l’énergie que subissent les ménages depuis deux ans.

De son côté, le gouvernement français a annoncé son intention de prendre le contrôle total d’Électricité de France (EDF), dont il détient déjà plus de 80 % du capital. L’objectif annoncé par Paris est de renforcer l’indépendance énergétique du pays.

Enfin, en Allemagne, le gouvernement a indiqué vouloir prendre une part de 30 % du capital de la société Uniper, le principal importateur de gaz russe dans le pays, puisque sa situation financière est mise à mal par les agissements de Moscou.

Avec la crise énergétique actuelle que l’Agence internationale de l’énergie a déclarée comme la pire de l’histoire moderne, l’énergie est revenue au-devant de la scène, au sommet des préoccupations des États.

Même si les situations sont différentes d’un pays à l’autre, ces importants développements montrent combien l’énergie est redevenue un voyant rouge sur l’écran radar des États, soucieux de prendre davantage le contrôle d’un secteur névralgique de leur économie et du bien-être des citoyens.

La sécurité d’approvisionnement en énergie, autrefois dévolue dans maints pays au secteur privé, parfois à des entités étrangères, apparaît de plus en plus comme une activité à placer dans le giron total ou partiel des gouvernements nationaux.

Grosso modo, la performance énergétique des pays est évaluée selon trois critères, connue dans le milieu comme le trilemme énergétique : la sécurité d’approvisionnement, le prix et la durabilité environnementale.

Ces dernières années, le prix a été placé au premier rang des priorités, notamment pour appuyer la compétitivité des économies nationales. L’Allemagne a ainsi tiré profit du coût peu élevé du gaz russe pour asseoir sa force industrielle au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Avec l’enjeu grandissant des changements climatiques, la durabilité environnementale a été élevée d’un cran et a donné lieu à maints programmes et politiques de la part des gouvernements et entreprises afin de réduire les émissions associées à leurs activités.

L’invasion russe en Ukraine, les sanctions adoptées par les pays occidentaux contre la Russie et la menace qui s’en est suivie relativement à l’approvisionnement de gaz russe vers l’Europe sont venues chambouler l’ordre des priorités de ce trilemme.

La sécurité d’approvisionnement, soit la livraison stable et fiable d’énergie, un élément largement tenu pour acquis ces dernières décennies, est subitement devenue un enjeu que tous les États veulent dorénavant mieux contrôler.

On peut donc prévoir plusieurs mouvements à cette fin de la part des gouvernements au cours des prochaines années : les États qui ont déjà ce secteur sous leur emprise ne jongleront pas de sitôt avec la privatisation. Et, comme la France, des pays ayant avec le temps cédé des parts à des opérateurs privés voudront reprendre la main sur le devenir du secteur.

Cet enjeu ne se pose pas uniquement ailleurs. Ici au Canada, l’exploitation de la ligne 5, cet oléoduc acheminant du pétrole de l’Ouest canadien vers l’Ontario et le Québec en passant par le nord des États-Unis, baigne dans l’incertitude. Les autorités du Michigan ne souhaitent pas sa modernisation, craignant des fuites sous les Grands Lacs où passe cette infrastructure.

Cette situation fait sûrement regretter aux dirigeants à Ottawa la décision prise à l’époque par les promoteurs, soit au début des années 1950, de ne pas avoir construit l’oléoduc uniquement en territoire canadien : la décision de passer par le territoire américain visait essentiellement à réduire le coût d’ensemble du projet.

LE QUÉBEC EN CONTRÔLE DE SON ÉLECTRICITÉ

Les évènements de 2022 jettent un nouvel éclairage sur la sagesse de la décision prise il y a 60 ans quant au contrôle québécois sur le secteur de l’électricité.

Malgré quelques appels, clairsemés au fil du temps, pour la privatisation d’Hydro-Québec, nos décideurs ont toujours tenu à conserver la pleine maîtrise de la société d’État. Hydro-Québec, on le sait, a nationalisé au début des années 1960 les entreprises privées d’électricité présentes sur le territoire, essentiellement pour fournir l’électricité au même prix, stable et abordable, sur tout le territoire du Québec. Ce qu’elle accomplit depuis lors, tout en versant annuellement un généreux dividende à son actionnaire.

Parions qu’avec les traumatismes énergétiques de cette année, ces appels à la privatisation de la société d’État deviendront bien rares dans les années à venir

Le retour en force de la sécurité énergétique

Le Devoir, 10 mars 2022

Yvan Cliche, fellow, chercheur en énergie, Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal. L’auteur rédige présentement un livre sur la géopolitique de l’énergie.

Pour le secteur de l’énergie qui privilégie la stabilité et le temps long, l’actualité n’est rien de moins qu’historique, avec la hausse spectaculaire des prix du baril de pétrole et du gaz en Europe, et de l’embargo américain contre le pétrole russe, dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Encore plus significatif, l’Europe, résolue à mettre fin à ses importants achats d’énergies fossiles provenant de la Russie, vient de rendre public un ambitieux plan d’action pour « devenir indépendante du gaz russe bien avant la fin de la décennie » et transiter plus rapidement vers des énergies propres.

Partout ailleurs, il est clair que les États prennent des notes, dont la Chine, la Corée du Sud et le Japon, qui dépendent beaucoup de l’étranger pour leur approvisionnement en pétrole et en gaz. La sécurité de l’approvisionnement en énergie sera réévaluée à la lumière de ce contexte inédit, et prendra assurément du galon dans l’échelle des priorités.

Ce n’est pas d’hier que les Européens sont pointés du doigt pour leur trop grande dépendance énergétique à l’égard de la Russie. En 1981, quand a été annoncé le projet de gazoduc de la Sibérie vers l’Europe en passant par l’Ukraine, l’administration Reagan imposa de lourdes sanctions aux entreprises participant à ce projet. Washington soutenait que les importants revenus tirés de ces ventes ne contribueraient qu’à renforcer le régime, lui donnant une carte additionnelle pour faire plier le continent à ses volontés.

La réaction a été vigoureuse, notamment du côté allemand, où les dirigeants ont toujours promu des liens commerciaux étroits avec les Russes. Selon eux, le commerce apaise les relations, car il est basé sur des intérêts communs.

Un compromis a été plus tard établi. L’Europe s’est engagée à ne pas importer plus de 30 % de son gaz de ce pays. Aujourd’hui, elle dépend à plus de 40 % du gaz russe pour ses besoins.

Cette géopolitique autour des tuyaux russes vers l’Europe a refait surface avec le gazoduc Nord Stream, reliant directement la Russie à l’Allemagne et mis en service en 2012. Là encore, les États-Unis ont signalé avec force aux Européens que ce gazoduc, parrainé par Gazprom, détenu majoritairement par l’État russe, ne vise ni plus ni moins qu’à contourner l’Ukraine aux fins de l’affaiblir en raison de ses velléités autonomistes face à Moscou. La position américaine a gagné en légitimité lors de deux incidents, en 2006 et 2009, lorsque Moscou interrompt le flux de gaz en plein hiver, en raison de disputes commerciales avec l’Ukraine.

Le projet Nord Stream 2 n’a rien fait pour apaiser certaines parties. L’invasion de la Russie en Crimée, en 2014, et l’opposition frontale contre ce projet en l’Europe de l’Est, dont la Pologne, ont convaincu les Américains d’imposer des sanctions contre les entreprises participant au projet. Ils passent même une loi à cet effet, en 2019 : le Protecting Europe’s Energy Security Act. Le projet a pu être complété fin 2021, mais l’invasion russe en Ukraine est venue sceller son sort, l’Allemagne ayant annoncé qu’elle ne donnera pas la certification requise pour sa mise en service.

Les événements auront donné raison aux Américains. L’Europe paie aujourd’hui sa lenteur à s’affranchir du producteur russe qui la plaçait, en effet, en situation de grande vulnérabilité. Peut-être fallait-il à l’Europe un tel choc pour agir, comme ce fut le cas pour l’Occident en 1973, lors de l’embargo de pétrole décrété par les pays arabes en raison de leur soutien à Israël. Vivant alors dans une certaine insouciance énergétique, l’Occident a vécu durement cette crise qui a entraîné le quadruplement des prix du baril.

Par la suite, ayant pris conscience de leur dépendance, les grands pays consommateurs d’énergie ont adopté des mesures vigoureuses en matière d’efficacité énergétique, de diversification des sources d’approvisionnement, et de recherche et développement. Deux pays, la France et le Japon, se sont lancés à fond dans le nucléaire.

Les chamboulements actuels dans la géopolitique de l’énergie rappelleront aux États du monde l’importance de prendre très au sérieux la sécurité de leur approvisionnement. Les solutions sont à portée de main, avec la baisse spectaculaire des coûts associés aux énergies renouvelables depuis 10 ans, en misant sur ces énergies locales, en consommant moins et plus efficacement, et en se liant davantage à des pays fiables pour les approvisionnements venant de l’extérieur.

Sur le plan énergétique, ce sera certainement la grande leçon à tirer de cette crise historique.