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Allah et la Polis

Nuit blanche, no. 166, printemps 2022

Sous la direction de Mounia Ait Kabboura et Mohamed Fadil, avec la collaboration de Martin Geoffroy et Mohammed Ababou, ALLAH ET LA POLIS. QUEL ISLAM POUR QUELLE IDENTITÉ, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 260 p, ; 29,95 $

Le livre contient une série de textes de différents auteurs d’origine québécoise et marocaine, réunis dans une collaboration singulière et bienvenue. Il s’attarde de manière générale à une problématique centrale dans le monde musulman, soit la relation entre la religion islamique et le pouvoir, et l’évolution de cette relation au fil du temps.

Il n’est jamais facile de dégager un propos unificateur de ce type d’ouvrages, tant les sujets sont variés : du salafisme au Burkina Faso à l’analyse de groupes marginaux qui s’en prennent à la foi islamique au Québec. D’autant que les essais présentés s’appuient sur des notions savantes, peu accessibles au grand public. On retient notamment des groupes marginaux anti-islamiques au Québec leur « essentialisation » de l’islam, dans un « discours décomplexé », qui « normalise la haine des autres ». Et qui fait de cette religion une foi intrinsèquement de nature violente. Erreur grave, car la religion est in fine ce qu’en font les pratiquants.

Un des textes qui m’a le plus interpellé, ayant souvent voyagé au Burkina Faso : l’analyse de l’islam dans ce pays. Cette contrée autrefois si douce et agréable a, hélas, vu l’émergence d’un islam violent, intolérant. Cette vision étroite de la religion s’est même répandue dans la religion chrétienne locale, favorisant une atomisation de la société, dit l’auteur.

Un autre texte qui interpelle porte sur le mariage et la sexualité en islam : le sexe hors mariage est encore interdit moralement et normativement. Or, devant des jeunes qui s’unissent de plus en plus tard, les sociétés islamiques ont au fil du temps mis au point des bricolages juridiques, des unions temporaires, ou « mariages de jouissance » qui visent essentiellement la satisfaction sexuelle des partenaires.

L’ouvrage offre une palette de points de vue sur différents enjeux de recherches portant sur l’islam, tel que vécu dans le monde occidental et musulman. Une lecture souvent aride, mais néanmoins enrichissante sur une religion dont on n’a pas fini d’étudier la complexité, les composantes diverses de son cheminement depuis qu’il est confronté à la modernité occidentale.

 

 

Penser l’islam

Michel Onfray, Penser l’islam, Avec la collaboration d’Asma Kouar pour l’entretien, Grasset, Paris, 2016, 168 pages.

Nuit blanche, site web, 16 décembre 2016.

D’abord, un rappel sur l’auteur : Michel Onfray, philosophe français, a fait une percée magistrale sur la scène intellectuelle française, mais aussi mondiale, avec son Traité d’athéologie, publié en 2005, une critique musclée mais raisonnée des trois religions monothéistes. Auteur prolifique, vedette (très) contestée des médias, gauchiste mais acide pourfendeur de la gauche française et du libéralisme, disciple de Spinoza, le philosophe frotte cette fois sa raison à l’islam actuel.

Le livre est essentiellement le compte rendu d’un entretien avec la journaliste algérienne Asma Kouar, enrichi de textes écrits par l’auteur pour divers médias. Résultat ? Plusieurs analyses pointues sur l’islam et sa place dans le monde contemporain, et surtout en Occident, où cette religion est de plus en plus visible, comme l’attestent notamment l’immigration croissante et le nombre grandissant de mosquées.

À cet égard, le philosophe, paraphrasant Nietzsche, considère l’islam comme « en grande santé » devant un christianisme déclinant et de plus en plus déphasé par l’évolution rapide des mœurs sociales, dont le mariage homosexuel.

Rien ni personne n’échappe à l’analyse implacable du philosophe. C’est un de ses grands mérites, voire l’intérêt du livre. À très juste titre, l’auteur rappelle une évidence, que je partage : il n’y pas de « vrai » islam. L’islam contient à la fois des versets pacifiques, favorables aux autres religions monothéistes, et d’autres appelant rien de moins qu’au meurtre des croyants juifs et chrétiens.

L’État islamique (Daech) a beau jeu de s’appuyer, sous forme de « prélèvements » selon l’expression de l’auteur, sur ces versets pour répandre sa violence : dès lors, le philosophe s’inscrit en faux contre ceux qui proclament que « l’islam n’a rien à voir avec cette terreur ». D’autres pratiquants, la majorité on le sait, sont tout autant justifiés de pratiquer le versant doux de leur religion. En somme, rappelle Michel Onfray, c’est quand l’islam, comme toutes les religions d’ailleurs, se mêle de politique que les catastrophes surviennent…

La thèse la plus controversée exprimée par Onfray dans ce livre est celle où il soutient que les attentats commis par des terroristes musulmans en Occident sont en quelque sorte la résultante de la présence invasive de l’Occident en pays musulmans. Il met donc dos à dos les terroristes et les leaders des pays occidentaux, États-Unis comme France, selon lui coupables de la mort de « millions de musulmans ». Ce qui, bien sûr, n’est pas toujours bien reçu, surtout quand l’auteur commente à chaud un événement sanglant commis par des terroristes. « Les combattants de l’État islamique font avec leurs outils primitifs ce que les Américains ont effectué à une bien plus grande échelle avec leur technologie de pointe. »

Un léger bémol à l’ouvrage : comme l’auteur est une figure perçue négativement par des médias français, on a souvent l’impression qu’il prend autant de temps à se justifier face à ses nombreux pourfendeurs qu’à expliquer doctement sa pensée. Il devrait selon moi concentrer ses contre-attaques dans les médias seulement, et laisser à ses livres le déploiement de sa pensée riche, instruite et éminemment raisonnable.

Retour sur l’innocence des Musulmans

Bernard Ducharme, RETOUR SUR L’INNOCENCE DES MUSULMANS. LA POLÉMIQUE ANTI-MUSULMANE D’ANCIEN RÉGIME ET SES CANAUX DE DIFFUSION CONTEMPORAINS, Presses de l’Université Laval, 2016, 47 pages.

Nuit blanche, no. 144, automne 2016

Ce livre fait suite au scandale de l’été 2012 lorsqu’apparait sur You Tube une vidéo de presque 14 minutes intitulée The Innocence of Muslims, et qui cause un énorme scandale dans les pays musulmans. On y voit des Égyptiens coptes persécutés par des manifestants musulmans, en somme le film, tourné aux États-Unis, dépeint  l’islam comme une religion violente, voire faisant l’apologie du terrorisme ; et son prophète Mohamed comme un perverti, assoiffé de sexe et de sang, à la source d’une fausse religion piquant sans grande intelligence ni cohérence des bribes  du judaïsme et du christianisme pour concocter une nouvelle croyance tissée de contradictions.

Rocambolesque histoire, où même les acteurs embauchés pour le film ne savaient pas qu’ils se faisaient complices d’une oeuvre islamophobe pensée et parrainée par des néo-conservateurs américains avérés.

Doctorant en histoire, Bernard Ducharme intervient alors dans les médias québécois : ce livre est une réflexion approfondie de son propos. Le savant dit essentiellement que le film se situe en droite ligne des œuvres des idéologues contestant la religion islamique déjà au Moyen-Âge. Le film s’appuie ni plus ni moins sur cette vision « essentialiste » de la religion musulmane, qui puise abondamment  dans des « discours préexistants » de penseurs chrétiens du 16e siècle. Bref, même en 21e siècle post-moderne, bien de progrès dans les préjugés entretenus envers cette religion pourtant née il y a plus de 13 siècles et qui partage avec l’Occident un long lien, pas toujours harmonieux, de voisinage.

Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français

Antoine Jardin, Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, Paris, 2016,
330 pages.

Nuit blanche, no. 144, automne 2016

Qui d’autre que Gilles Kepel pour nous éclairer sur les tragiques événements terroristes survenus en France et en Europe et qui ont suscité dégoût et indignation ? Kepel est l’auteur de près d’une vingtaine d’ouvrages sur l’islam, dans le monde arabe et dans son propre pays, la France. Il est une autorité en la matière, et reconnu ainsi mondialement.

Il effectue ici une véritable radioscopie de ce qu’il nomme « l’irruption djihadiste » en France, en s’intéressant de très près au cheminement des terroristes et au contexte social ayant permis leur émergence.

Un des constats de l’auteur, dont on se doutait : le niveau intellectuel « rudimentaire » des terroristes, qu’un islam interprété par bribes les amène à croire qu’ils vivent dans une société « mécréante » qu’il convient d’éradiquer. Cela se reflète dans la « technologie » utilisée lors des attentats, bien facile à maîtriser, mais néanmoins fatale.

L’élan djihadiste s’accélère à partir de 2005, affirme l’auteur : c’est l’année des émeutes dans les banlieues françaises, résultant notamment d’une grenade de la police à l’entrée d’une mosquée. Ces événements deviennent « les premiers terrains du djihad » en France : certains jeunes, désœuvrés, peu scolarisés, venant de foyers brisés, d’autres vivant en milieu carcéral, voient ces événements comme un « appel à la résistance islamique » tel que promu par des idéologues radicaux voulant convaincre les musulmans que le paradis se trouve dans un retour au VIIe siècle, au tout début d’un l’islam pur, naissant et conquérant.

« Le salafisme parvient à hameçonner en ligne les jeunes perdus en quête d’absolu. Il leur offre […] la chaleur d’un groupe de pairs qui rompt l’isolement, préalable à l’exaltation d’un idéal destiné à ‘changer la vie’ grâce à l’engagement dans le djihad pour abattre le Mal et établir le règne du Bien. »

Les « fractions identitaires » qu’accentue l’intégrisme portent en tout cas un dur coup au succès de l’intégration en France et révèlent ce pays comme une « société rétrocoloniale », avance Kepel, où s’imbriquent « déréliction sociale, passé colonial, désenchantement politique et exacerbation islamique ».

Exacerbation d’une minorité ne représentant certes pas la communauté musulmane de France, mais très activiste, nourrie d’antisémitisme et de conservatisme autoritaire, dont l’activisme nihiliste est favorisé par une révolution numérique permettant aux djihads locaux de s’interpénétrer et de se soutenir (France, Syrie, djihad universel). Et ceux-ci gagnent un élan avec la création de Daesh en juin 2014. Pour ces jeunes, Daesh « évoque l’utopie d’un avenir radieux islamique » à l’opposé d’une islamophobie ambiante, instrumentalisée par les idéologues radicaux dans le but de « prohiber toute réflexion critique » sur leurs vues millénaristes.

Comment anéantir ce marécage à la source de l’apparition de cette clique d’islamistes violents en Occident ? « Si une institution […] nous semble devoir être refondée et reconstruite pour traiter sur le long terme cet immense défi, c’est l’instruction publique, depuis la crèche jusqu’à l’université », écrit l’auteur. Bref, un semblant de solution, mais dont on ne pourra sentir les effets que dans l’avenir. Entre-temps, hélas, on le sait, d’autres attentats surviendront.

Afghan et musulman

Zabi Enâyat-Zâda, Carolyne Jannard, Afghan et musulman. Le Québec m’a conquis, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2015, 130 p.

Nuit blanche, site web

C’est une audacieuse mais pertinente contribution que fait ici Zabi Enâyat-Zâda sur son expérience intime d’intégration au Québec et à la société occidentale.

Avec une franchise qui l’honore, l’auteur, vivant au Québec depuis maintenant des décennies, nous donne le point de vue d’un immigré provenant d’un horizon culturel (très) différent, soit celui de l’Afghanistan.

Sans surprise pour ceux qui s’intéressent à ce sujet, c’est sans conteste la place de la femme – que sa société d’origine confine à l’exclusion presque absolue – qui demande le plus grand effort d’adaptation à ce nouvel immigrant.

À son arrivée au Québec à l’aube de l’âge adulte, l’auteur vit – cela est tout à fait compréhensible de son point de vue – une bouleversante expérience culturelle simplement à s’asseoir dans un autobus à côté d’une femme, surtout en été, et ainsi à être cuisse contre cuisse sur les bancs contigus. Dans son pays d’origine, pudique à l’excès au point de couvrir les femmes dans ces burqas fantomatiques, cela s’apparenterait à rien de moins que de la grossière indécence…

Outre les différences culturelles, l’auteur ne l’a pas facile. Peu de temps après son arrivée au Québec, sa mère bien-aimée meurt à l’hôpital et son père, de culture traditionnelle, ne s’adapte pas bien du tout à son nouvel environnement.

Avec son frère un peu plus vieux, le jeune Zabi doit prendre soin de la famille nombreuse, six enfants, rien de moins, et travailler sans relâche, à petit salaire, tout en poursuivant ses études collégiales.

Malgré le temps qui passe, il reste écartelé, jusqu’à la maladie, presque, entre deux cultures, soit entre la vision rigoriste que lui impose sa tradition culturelle et celle, bien plus permissive, de sa société d’accueil. Un carcan « étouffant », dit-il. Quant à son père, il se remariera avec une Afghane de New York, et veillera à ce que ses enfants ne le « déshonorent » pas (lire : qu’ils respectent les coutumes et ne fréquentent pas les mécréants, soit les non-musulmans). Mais avec le temps, dit l’auteur, le père s’adoucira un peu et constatera bien que les « mécréants » sont aussi, parfois, de bonnes personnes !

À la suite des meurtres odieux de filles afghanes qui ont eu lieu au Québec et qui ont fait la manchette en 2012 (crimes dits d’honneur dans la culture afghane), Zabi se sent interpellé et se dissocie vertement de ces pratiques dans un texte paru dans les médias. Ce geste simple, mais public, lui donne un sentiment de libération envers certains traits étouffants de sa culture.

À travers son précieux témoignage, on constate bien que le vrai blocage culturel vient de l’oppression de la femme, des questions d’honneur et du lourd silence qui entoure encore ces pratiques d’un autre âge. La liberté viendra clairement de là, impossible autrement, dans ce pays encore étouffé par une conception absolument antimoderne de la religion et du monde.

L’intégrisme musulman est là pour rester

Huffington Post, 28 juillet 2015

État islamique, Al-Qaïda, Boko Haram, intégrisme, islamisme, djihadisme, salafisme: autant de qualificatifs pour nommer les actions des «barbus», en majorité de jeunes hommes se disant musulmans, ayant troqué une vie «normale» pour faire du djihad (la guerre sainte) leur travail au quotidien. Des jeunes minoritaires rappelons-le, qui ne représentent pas la communauté musulmane dans son ensemble, qui aspire, comme toutes les autres civilisations, à une vie pacifique.

Encore tout récemment, la Turquie, un pays musulman, a dû intervenir en force pour contrer des attaques de l’État islamique. Chez nous, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dit ouvertement s’inquiéter d’autres attentats possibles commis au nom d’un certain islam.

Phénomène plutôt marginal avant les attentats du 11-Septembre 2001, l’intégrisme musulman est devenu un enjeu central de la géopolitique internationale, autant pour les pays musulmans, même ceux où la religion joue pourtant un rôle central, comme l’Arabie saoudite, que pour les pays occidentaux.

Les experts n’en finissent plus de tenter d’en expliquer les sources, les complexités et les mouvances. Car en effet l’intégrisme se décline maintenant sous plusieurs formes, d’une variante soft à une variante de type «millénariste».

Devant cette complexité, l’orientaliste confiné hier à ses travaux poussiéreux en cercle très fermé est devenu, à force de passer à la télé, une vedette reconnue et abordée dans la rue. Qui l’eut cru!

L’avenir de ces orientalistes vedettes semble bien assuré. Car l’intégrisme islamique ne disparaîtra pas de sitôt, il semble même prendre de la vigueur maintenant que les intégristes purs et durs ont pu créer leur propre «État» sur des territoires en Irak et en Syrie, attirant un flot de jeunes enivrés par son projet radical de remise en cause d’un monde encore dominé par l’Occident.

Pour ma part, qui s’intéresse et qui écrit sur ce phénomène depuis presque trois décennies, cette longévité de l’intégrisme musulman, sous ses diverses appellations, constitue une surprise.

Quand j’ai rédigé un mémoire de maîtrise de science politique en 1987 portant sur l’intégrisme islamique, plus spécifiquement sur le développement des Frères musulmans en Égypte, je croyais m’attaquer à un phénomène important, certes, mais qui, somme toute, devrait s’atténuer avec le temps, à la faveur du développement économique et social des États arabes.

Jamais je n’avais prévu la constitution et l’activisme, des décennies plus tard, de mouvances encore plus radicales et underground, dédiées à utiliser une violence extrême pour répandre une telle idéologie.

Comme tout le monde, j’ai été estomaqué par les attentats commis aux États-Unis en 2001 et, là encore, je croyais qu’il s’agissait du sursaut d’un intégrisme radicalisé devant petit à petit s’éteindre avec la modernisation des sociétés arabes.

Erreur. Au contraire, cette modernisation semble finalement attiser son pendant «malin», l’intégrisme dur, sans compromis.

En fait, plus la société se modernise, plus elle engendre chez certains une réaction de rejet encore plus affirmée qu’autrefois. Sans compter les politiques menées par un monde occidental souvent bien peu subtil dans ses liens avec le monde musulman, et dont les actions alimentent trop souvent les frustrations.

Quand on y pense, cette persistance de l’intégrisme islamique, notamment dans le monde arabe, et maintenant de plus en plus en Afrique, est-il si étonnant? L’intégrisme musulman a, en fait, des racines profondes. On attribue sa naissance à la fin du 19e siècle. Il a émergé en force au début du 20e siècle avec la création, à la fin des années 1920, de l’organisation des Frères musulmans en Égypte, et son idéologie s’est ensuite répandue, avec des mouvements plus ou moins bien organisés, dans presque tous les pays arabes, et ce, jusqu’à aujourd’hui.

Ces pays ont en général utilisé la violence, souvent très féroce, pour endiguer le mouvement, comme le prouve la répression actuelle, sans pitié, des Frères musulmans sous le régime du président Abdel Fattah al-Sissi, en Égypte. Si bien que toute l’histoire de ce pays depuis 100 ans n’est, ni plus ni moins, que la répétition ad nauseam de l’affrontement entre un régime militaire et la mouvance islamiste.

Qu’en conclure?

Que le phénomène intégriste sera là, certainement encore pour bien longtemps. Il ne se «dissoudra» pas de sitôt, d’autant que les maux qui alimentent son maintien, soit l’absence de démocratie, l’État de non-droit, des services publics inefficaces, les disparités économiques, l’injustice, la discrimination, l’insécurité, le népotisme, les interventions étrangères mal venues, la rigidité identitaire, en somme, un monde arabo-africain qui en grande partie «subit» le monde moderne plutôt qu’il ne le construit, ne semblent pas en voie de disparaître.

L’islam au Québec : le dialogue ne fait que commencer

La Presse, 26 février 2015
L’auteur écrit sur le monde arabe et l’islam depuis 30 ans. Il a vécu six ans au Maghreb.

Samedi 21 février, le quotidien The Globe and Mail publiait en page frontispice un long reportage à propos de la construction, à Fort McMurray, en Alberta, d’une énorme mosquée de 50 millions de dollars, dont les travaux débuteront ce printemps. La manchette, bien sûr, ne laisse pas indifférent.

Ici, au Québec, on le sait, des sentiments d’inconfort sont exprimés sur la place de l’islam, trop fréquents pour qu’on fasse semblant qu’il n’y ait pas un réel malaise, partagé entre les Québécois non musulmans et les Québécois de confession musulmane. On l’a vu encore récemment avec le projet d’une mosquée à Shawinigan.

L’arrivée de nombre d’immigrants de confession musulmane bouscule nos vertus de tolérance et de supposé attachement à des valeurs « modernes », inscrites dans des Chartes des droits et libertés, adoptées à des époques bien faciles où il y avait peu de nouveaux arrivants « visibles ».

Depuis quelques années toutefois, notre tolérance, soyons honnêtes, est mise à l’épreuve. On se doute que de nombreux Québécois, surtout plus âgés je pense, voguent, dans une même journée, entre un sentiment d’ouverture pour ceux qui viennent se refaire une vie digne chez nous, et une réaction de malaise, notamment après des attentats « au nom de l’islam » aussi troublants que ceux survenus dernièrement.

La suite des choses, c’est que nos deux communautés, Québécois non musulmans et Québécois musulmans, devront en arriver à un dialogue constructif et permanent sur ce qui nous rassemblent, mais aussi face à ce qui nous séparent, et cheminer en bons termes dans la société de plus en plus multiculturelle qui est la nôtre.

Le dialogue, qui ne fait que commencer, sera parfois rude, surtout s’il est mené par les parties radicales des deux communautés, ceux qui veulent, à la manière Hérouxville, enfoncer dans la gorge nos « valeurs » à une communauté à qui on doit tout de même laisser le temps de les absorber, et une communauté musulmane trop souvent représentée par des zélotes, qui font croire aux citoyens ordinaires que le musulman moyen ne fait que mener sa vie autour de la religion.

Pour les musulmans d’ici, des questionnements pourraient être amenés sur la contradiction entre nos textes fondateurs, teintés d’ouverture et de respect, et certains gestes rapportés dans les médias invalidant cette supposée tolérance. On questionnera aussi les vertus de certains comportements allant à l’encontre des valeurs de pudeur chères à la communauté musulmane, valeurs il n’y a pas si longtemps partagées au Québec.

À l’adresse de nos concitoyens musulmans, les questions posées seront également bien troublantes, mieux vaut les aviser, d’autant qu’elles ne sont jamais soulevées dans leurs pays d’origine. La plus dure : le Coran est-il vraiment que la Parole divine, stricto sensu, surtout quand on sait que certains passages sont bien peu généreux envers les Juifs et les Chrétiens, donnant malencontreusement à des esprits malveillants une légitimité religieuse à leurs méfaits terroristes ?

Sur un autre registre : le voile portée par certaines femmes est-il vraiment une obligation religieuse ? Les femmes de culture musulmane non voilées sont-elles en violation de leurs codes religieux, ou au contraire, sont-elles porteuses d’une autre interprétation de la culture musulmane, adaptée à leur temps, et tout aussi valide ?

Toutes ces questions ne sont vraiment pas faciles. Les enjeux identitaires sont les plus émotifs qui soit, les plus complexes. Les évoquer, surtout dans les médias, radicalise souvent, plus qu’il ne facilite le dialogue.

Mais nous avons une communauté à bâtir et tous, quel que soit notre identité, nous la voulons la meilleure pour nos enfants. Donc le dialogue doit s’ouvrir. Quel passionnant défi, quand on y pense. Mais à prendre sur ses épaules par les esprits intelligents, réalistes et conciliants, bref par des « constructeurs de ponts », et non par des poseurs de dynamite qui font trop souvent le chou gras des médias traditionnels et sociaux. Et un enjeu pour les jeunes, surtout. Plusieurs d’entre eux ont été habitués, dès leur tout jeune âge, à côtoyer la diversité : ce défi formidable leur est lancé.

L’ijtihad plutôt que le jihad

Huffington Post, 12 juin 2015

Avec les terribles attentats contre l’hebdomadaire français Charlie Hebdo et contre l’épicerie cachère commis en France ces derniers jours, une intervention toute récente, début janvier, par Abdel Fatah al-Sissi, le chef d’État égyptien, mérite d’être rappelée.

Reconnu pour sa grande piété, le dirigeant égyptien en a néanmoins appelé à une « révolution » en islam, à une réinterprétation « éclairée » de la foi islamique, à la révision de concepts « figés depuis des siècles ».

Ce que le dirigeant égyptien évoque probablement, c’est que les musulmans cessent de se cantonner dans une conception traditionnelle de leur foi, transmise sans remise en question, de génération en génération. Cet effort de réflexion est connu en islam comme l’ijtihad.

Les événements du 7 janvier 2015 en France, comme les attentats terroristes effectués en Occident depuis le 11 septembre 2001, font maintenant de l’ijtihad – la réforme de l’islam – un enjeu touchant directement la sécurité des États à travers le monde. L’intégrisme islamique, qui est apparu il y a plus d’un siècle uniquement dans le monde arabe, est maintenant ancré en Occident, mais il a aussi essaimé en Asie et en Afrique, pourtant longtemps à l’abri de l’hydre islamiste.

C’est à partir d’une lecture rigide, littérale et passéiste de l’islam que les intégristes se donnent une légitimité pour attaquer leurs cibles, dans les pays musulmans comme en Occident.

Cette interprétation littérale, quasiment nihiliste, s’appuyant entre autres sur des versets à caractère guerrier des textes sacrés, est relayée activement, depuis des dizaines d’années, par des groupes organisés, opérant sous le manteau en Occident, mais agissant ouvertement dans des États défaillants, comme l’Irak, la Syrie ou la Libye. Là-bas, les combattants y font le jihad, soit la guerre sainte, par les armes, au nom de l’islam.

Pour les intégristes, le régime politique idéal est le califat, dont le devoir est de veiller à l’application intégrale du Coran et de Loi musulmane (la charia). La religion peut régir toute la vie, au grand complet, et cet islam figé est incontestable, et ce d’autant que la Coran est parole divine, stricto sensu, dont Mohammed, son Prophète, n’est que le transmetteur passif : il est donc impossible d’interpréter la foi islamique, même en tenant du contexte de son apparition, au 7e siècle.

En somme, ce qui s’appliquait au 7e siècle doit être repris intégralement, 14 siècles plus tard, au 21e siècle.

Mieux, les premières générations de l’islam sont celles qu’on doit imiter pour que l’oumma, la civilisation musulmane, retrouve sa gloire d’autrefois. (Ce retour aux sources, aux « sages prédécesseurs » – salaf -, est à l’origine du terme salafiste pour qualifier aussi les intégristes.) Toute réinterprétation, tout nouvel éclairage des traditions à la faveur des conditions actuelles, doit être combattue, car considérée comme une bida (une innovation malveillante).

Parallèlement à cette vision réductrice de la religion, un narratif résolument anti-occidental, et surtout anti-américain, est mis de l’avant par des idéologues radicaux. Ce narratif prétend que tous les maux des musulmans, surtout dans le monde arabe, sont dus à un Occident supposément résolu à combattre la religion musulmane et ses adeptes.

Ce message guerrier s’est donné encore de plus de visibilité depuis la venue de l’Internet. Cet accès plus facile à la propagande intégriste facilite l’auto-radicalisation, alors qu’il y a peu, des cellules, plus faciles à infiltrer et à surveiller, étaient nécessaires pour recruter des adeptes prêts à passer à l’action.

Manifestement, ce discours millénariste et violent influe sur nombre d’esprits. On le constate par la présence de quelques milliers de musulmans nés et élevés dans des pays non musulmans partis faire la guerre sainte dans des pays comme la Syrie ou l’Irak. Ou encore, comme on l’a vu au Québec en 2014, de récents convertis prennent appui sur ce discours simpliste pour commettre leurs méfaits.

Les terroristes du 7 janvier en France ont assurément été exposés à ce discours légitimant la canalisation de leur malaise, liée à leur marginalisation sociale, vers une violence alimentée par ce ressentiment.

Une réforme nécessaire
Dans le discours intégriste, il n’existe aucune autocritique : le malheur, c’est les autres, et la vérité, est unique, stricte, et ceux qui n’y adhèrent pas, musulmans compris, sont des impies.

Bien sûr, la vaste majorité des musulmans n’adhérent pas à ce discours. Mais l’idéologie intégriste existe depuis trop longtemps et commet trop de dégâts pour ne pas l’attaquer de front.

Le message religieux islamique doit viser à enlever toute légitimité au propos intégriste, sortir de ses vieillottes interprétations pour entreprendre des avancées conséquentes qui passent notamment par une meilleure synchronisation du discours religieux aux réalités modernes.

Dans les communautés musulmanes d’Occident, les voix doivent se faire encore plus résonnantes pour ramener l’islam à son rôle essentiel, soit celui d’une religion pacifique, vécue en privé, et non d’une idéologie politique.

Malheureusement, trop souvent, quand ces voix se font entendre, leurs porte-paroles sont stigmatisés, voire torturés dans certains pays, comme c’est le cas du blogueur saoudien Raif Badawi, dont la famille réside au Québec.

M. Badawi est assujetti à une punition de 1000 coups de fouet pour avoir osé s’en prendre aux dirigeants religieux, à des dogmes considérés comme immuable et éternel. La punition infligée, totalement inacceptable au 21e siècle, est pourtant légitimée entièrement par la religion, puisqu’on l’accuse d’apostasie.

Voici un exemple d’une interprétation surannée des textes religieux que les musulmans occidentaux devraient cibler et combattre, car incompatibles avec une lecture contemporaine de la foi. La signification du jihad et les relations avec les autres religions, entre autres exemples, sont des thèmes où les enseignements traditionnels, adoptés il y a des siècles, doivent impérativement être débattus et revus.

Même s’il est un dictateur peu porté vers les droits humains, le président égyptien a malgré tout soulevé un enjeu important : la religion islamique est mûre pour un aggiornamento, une mise à jour.

Cela prendra bien sûr du temps, mais, pour y arriver, l’esprit critique doit dorénavant prédominer sur la lettre, le renouveau sur la tradition. En somme, en islam, l’ijtihad doit prendre le pas sur le jihad.

L’islam, un ennemi idéal

John R. Bowen, L’islam, un ennemi idéal, Albin Michel, Paris, 2014, 132 p.

Nuit blanche, no.136, automne 2014

On le sait, avec l’accroissement de l’immigration, l’islam est apparu au-devant de la scène partout dans le monde occidental. La popularité de certains partis de droite en Europe est même attribuée spécifiquement à un ressac anti-musulman. « L’islam est bien l’ennemi idéal, en partie parce qu’il est très largement méconnu dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord », débute le livre, et l’auteur, un universitaire américain, cherche en fait à « déconstruire des arguments fallacieux » sur les musulmans et leur religion.

Il rappelle d’abord que, de tout temps, les Occidentaux ont eu leurs têtes de Turcs : juifs, protestants, Roms, homosexuels et que la vindicte contre les musulmans est en somme une suite de cette longue histoire. Comme les autres avant eux, les musulmans seraient ainsi présentés comme « à l’écart du monde », inassimilables, mais en même temps on leur imputerait la volonté insidieuse de gruger, à travers leur religion, nos mœurs et nos lois.

Or, signale l’auteur, « comme tout le monde, les musulmans s’adaptent, et comme tout le monde encore, ils ne pensent pas tous à l’unisson. »  Il souligne, en s’attardant au cas américain que, dans tous les cas où ont éclaté des controverses juridiques sur l’islam, finalement les juges n’ont fait qu’appliquer les lois américaines, sans tenir compte de l’aspect religieux. Il implore donc les dirigeants au pragmatisme, et aux citoyens de tenir bon sur nos principes d’égalité.

 

 

 

 

 

 

 

Adolescentes voilées. Du corps souillé au corps sacré

Meryem Sellami, Adolescentes voilées. Du corps souillé au corps sacré, Presses de l’Université Laval, 2013, 214 p.

Nuit blanche, no.135, été 2014

Voilà un livre important dans le contexte politique québécois et canadien. Avec la Charte des valeurs québécoises, la question du voile islamique a fait une entrée spectaculaire dans les débats politiques au Québec. Beaucoup s’est dit sur le voile mais, les détracteurs de la Charte l’ont souligné, peu d’études sont venues éclairées le débat. Et voilà une étude, sérieuse : une thèse de doctorat à l’université de Strasbourg basée sur une enquête auprès de jeunes adolescentes en Tunisie.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteure est très claire sur sa description et son explication du port accru du voile par des adolescentes dans ce pays. Selon elle, le voile est un signe patent du maintien du patriarcat dans les sociétés arabes, et aussi de la continuité du culte ancestral de la virginité. Avec le voile, les jeunes femmes démontrent qu’elles ont « intériorisé » la vision manichéenne que les hommes posent sur elles : soit les femmes affichent des mœurs faciles (lire : occidentalisées) ou soit des mœurs traditionnelles, pures, bref « musulmanes ».

Comme encore dans le monde arabe, pour être « mariable », une fille doit être « pure », donc vierge, comment mieux afficher cette « mariabilité », cette pureté, sa bonne réputation que le voile ? « Transgresser la norme virginale constitue une déviance qui expose l’adolescente à un risque identitaire majeur, celui d’être une stigmatisée impure (…) Les jeunes filles sont amenées à esquiver ce risque au quotidien, notamment à travers le voilement, qui renvoie à une pureté socialement affichée ».

Mme Sellami situe cette montée du voile après les événements du 11 Septembre (2001) et la guerre qui s’en est suivie en Irak, et la volonté de « restitution de la dignité islamique » face à l’hégémonie culturelle de l’Occident. Avec la multiplication des chaines satellitaires arabes sont apparus des prédicateurs intégristes pour qui une bonne musulmane, digne, celle qui se respecte, se pare nécessairement du voile. Ils jouent un grand rôle dans l’usage grandissant de cet accoutrement si contesté.

Un livre pertinent, qui dévoile (sans jeu de mots) une plus grandes différences entre les sociétés arabe et occidentale actuelles : la pudeur.