Posté par YC
le 23 avril 2024Commentaires fermés sur Histoire de racines
Monia Mazigh, HISTOIRE DE RACINES, David, Ottawa, 2024, 190 p. ; 19,95 $
Un rappel sur l’auteure : Monia Mazigh est d’origine tunisienne, établie au Canada depuis 1991, mariée à homme venu de Syrie, mère et auteure de cinq livres.
Pourquoi ce rappel ? Parce que les 26 courts textes de ce livre (dont certains sous forme de poèmes), un pour chaque lettre de l’alphabet, touchent beaucoup à son vécu d’immigrante, à des souvenirs inspirés de la Tunisie, à des nouvelles ayant lieu en Syrie.
Tous habités par une sensibilité commune, soit l’expérience liée à l’immigration, à l’exil, au déplacement forcé vers un autre pays, fort différent comme le Canada.
Ces migrations, ce sont autant d’histoires de déracinement, à cause de la guerre, sinon pour des raisons politiques, ou personnelles, à un moment où le seul espoir d’une vie digne et meilleure est dans le départ, soit de manière directe vers sa nouvelle terre promise, soit avec une attente, longue et complexe, dans un camp de réfugiés.
Un exil où, même une fois sur place, dans le pays d’accueil, si dissemblable de l’environnement de l’enfance, l’immigrant devient un autre dans les yeux de plusieurs et son rêve d’une nouvelle vie se traduit bien souvent par une aventure pas toujours simple et fluide.
On sent chez l’auteure la nette volonté de donner à l’immigrant – au réfugié comme à l’immigrant ordinaire, qu’elle a elle-même été –, une humanité, une voix. Un désir ferme de parler, avec une langue recherchée et soignée, de leur cheminement, de la légitimité de leurs déchirements identitaires, pour que ces parcours, tout individuels qu’ils soient, ne tombent pas dans l’oubli.
Un effort essentiel dans ce monde où les migrations, et leur caractère souvent tragique, sont à la hausse mais qui, dans le même temps, sont devenues un enjeu clivant dans les sociétés riches, de plus en plus tentées par une certaine forme de fermeture.
Posté par YC
le 23 avril 2024Commentaires fermés sur Le prince africain, le traducteur et le nazi
Didier Leclair, LE PRINCE AFRICAIN, LE TRADUCTEUR ET LE NAZI, Les Éditions David, Ottawa, 2024, 265 p ; 24,95 $
Nuit blanche, no.174, printemps 2024
Cette épopée romanesque se déroule durant la Deuxième guerre mondiale, dans la France occupée par le régime nazi.
Elle met en vedette un prince d’un territoire africain colonisé par le Portugal, son élégant traducteur parlant français, et son chauffeur. Tous les trois sont très habiles et fort rusés, et n’hésitent pas à user de la violence, voire à tuer, pour exécuter leurs plans.
Malgré cette violence, ces trois personnages sont les héros avec lesquels on sympathise, car leur violence est « défensive », n’est pas gratuite, et leurs victimes sont de méchants Français ou Allemands suppôts du régime hitlérien en France.
Que font en France nos trois héros ? Le richissime prince Mbwafu, qui partage alors son temps entre la France et le Portugal où il entretient de hautes relations, y fait le commerce de diamants, à la demande de son père, le roi du Kongo (l’Angola actuel).
Mais, ce faisant, il s’est placé sur le radar d’un colonel allemand cruel et impitoyable, dont la tâche est de dénicher et de liquider les résistants à la présence nazie. Or, le prince a comme petite amie une Juive d’origine polonaise, mère de son petit garçon…
Le roman tourne essentiellement autour de cette chasse à l’homme entre ce colonel et le prince qui, aidé de ses deux acolytes, le traducteur et le chauffeur, mais aussi d’autres singuliers personnages, cherchent à sauver sa compagne juive et son fils de la capture des nazis.
Il en résulte un roman très bien ficelé, fluide, fort bien documenté sur l’ambiance et le contexte de cette dure époque où chacun ne cherche qu’à survivre, où les Allemands exercent leur pouvoir dans la contrainte, l’intimidation, la délation.
L’auteur à nom de plume (son nom réel est Kabegema), né à Montréal mais vivant à Toronto, grand connaisseur de l’Afrique, affiche dans ce 10e livre un réel talent de conteur. Tellement qu’on se prend à regretter d’être arrivé à la fin de l’histoire, de devoir conclure cette intrigue captivante qui nous aura fait vivre de bien beaux moments de lecture.
Posté par YC
le 23 avril 2024Commentaires fermés sur Naufrage
Vincent Delecroix, NAUFRAGE, Gallimard, 2023, 135 p. ; 32,95 $
Nuit blanche, no, 174, Printemps 2024
Les passionnés de lecture se demandent parfois pourquoi les romanciers inventent des histoires alors que la réalité fourmille d’événements qui souvent dépassent l’entendement.
Dans ce roman absolument passionnant, le philosophe français Vincent Delecroix fait un peu des deux. Il part d’un fait divers, qui s’est réellement passé, pour imaginer ensuite comment il a pu se décliner.
Le fait divers d’abord. En novembre 2021, un bateau de migrants sombre dans les eaux froides de la Méditerranée, entrainant la mort de 27 personnes. Dans l’enquête qui en suit côté français, on a pu capter des propos des agents en fonction au centre de surveillance de la mer, bien peu empathiques face au sort des migrants. Résultat : les agents en fonction ont été accusés de non-assistance à personnes en danger.
Le roman maintenant, et l’auteur insiste en avant-propos pour indiquer que la suite sort pleinement de son imaginaire. L’histoire est composée de trois parties. On a d’abord affaire à l’employée principale de fonction lors du tragique événement : on assiste à son dialogue intérieur alors qu’elle est confrontée, frontalement, par sa hiérarchie. Celle-ci est représentée par une femme qui lui ressemble, comme un miroir d’un autre moi, de sa propre conscience.
La deuxième partie décrit en moult détails ce qui a probablement été la détresse de ces naufragés. Le récit est si précis et saisissant qu’on ressent physiquement l’horreur qui a été la leur.
La troisième et dernière partie est tout aussi bouleversante : on retourne dans la tête de l’opératrice fautive.
Via un cellulaire, les migrants l’implorent d’agir vite, leur canot de pacotille coule en haute mer, durant une nuit froide. Ils font face à la mort. L’opératrice revient sur ses propos peu engageants envers eux et se dit que « …ce n’est pas la voix d’un monstre ou d’une criminelle, qu’on y entend – c’est la voix de tout le monde (en guillemets dans le texte). (p.115)
Voilà un livre sublime, mais très dérangeant, qui réalise un plongeon des plus intimes dans les méandres tortueuses de l’âme humaine.
L’auteur est un Canadien ayant beaucoup bourlingué au Proche-Orient, et cela paraît. Son roman, un véritable thriller qu’on ne quitte pas une fois lues les premières pages, est un exposé de premier plan des tragiques secousses ayant eu cours dans la région depuis les années 1970. Événements qui ont balayé le Liban, détruit ce pays comme entité fonctionnelle, comme havre de bien-être de l’Orient arabe.
Malgré lui, le Liban a en effet a été placé au cœur des conflits politiques et militaires de la région. Les dirigeants palestiniens y ont trouvé refuge, et Israël a envahi le pays, voulant mettre fin une fois pour toute aux attaques menées par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Cette présence des leaders palestiniens, notamment dans les décennies 1970-1980, a pour diverses raisons contribué à antagoniser les différentes communautés peuplant ce pays : chrétiens (avec leurs différentes allégeances, dont les maronites), sunnites, chiites, druzes, toutes plus ou moins manipulées par les États de la région, au premier chef Israël et la Syrie.
Shaw décrit avec une profonde connaissance du terrain, tant géographique que politique, le vécu de ce dur épisode, du point de vue de citoyens, étrangers comme résidents, et cela a été, du moins pour moi, le grand intérêt de la lecture.
Le roman tourne autour d’un journaliste français intrépide, Marc Taragon, grand connaisseur de la région, avec sa couverture en direct des conflagrations, de la violence sévissant à l’époque, qui lui vaut une reconnaissance mondiale.
Avec le temps, aidé de complices juifs/israéliens, musulmans/palestiniens, mais aussi d’une jeune journaliste québécoise, Marie Boivin, il se risque, à la fin des années 2010, à un grand projet, pas mal fou, démesuré, soit de soumettre un plan de paix du conflit israélo-palestinien, d’où le titre du roman. Ses propos apparaissent prophétiques dans le contexte d’aujourd’hui : « [L]a violence n’est pas la solution. La solution, c’est trouver un compromis. Que se passera-t-il si nous échouons aujourd’hui ? Retournerons-nous à nos décennies de haine, de tuerie ? »
Comme cela est la coutume dans cette partie du monde, la violence fera déraper ce plan, et il faut s’arrêter ici pour ne pas divulgâcher l’histoire.
Chose certaine, voici un roman bien travaillé, fait de courts chapitres, composant une histoire captivante. Un exploit de la part de cet auteur canadien, un romancier au demeurant si doué qu’il a pu traduire lui-même son roman vers le français. Impressionnant !
Fatou Diome, LE VERBE LIBRE OU LE SILENCE, Albin Michel, 2023, Paris, 184 pages, 32,95 $
C’est une expérience qu’elle n’a vraiment pas appréciée, qui l’a profondément heurtée dans sa liberté d’écrivaine.
Cette prolifique auteure de romans, de poésie et d’essais s’est en effet vu un jour imposer, par une maison d’édition, la supervision d’une éditrice, qu’elle nomme une « cavalière ». Cette dernière, sans ménagement, s’est fait fort de commenter le travail d’écriture de Fatou Diome, de s’y introduire, pour supposément « mieux vendre » ses œuvres.
Sur presque 200 pages très énergiques, Fatou Diome dénonce cette intrusion dans le travail des écrivains. L’écriture étant pour elle chose passionnelle, son « dernier retranchement », elle n’admet guère cette attaque contre son indépendance, qui asphyxie le travail créatif au lieu de le soutenir, l’encourager : « Ce n’est pas écrire qui est difficile, mais la bataille pour écrire librement, poursuivre une sincère quête personnelle et la faire respecter comme telle ».
Elle s’en prend à tous ceux qui veulent jeter « un lasso au cou d’un écrivain », l’éloigner de sa source créatrice pour mieux le confiner à l’intérieur de cloisons qu’ils auront arbitrairement décrétées, au nom d’intérêts commerciaux.
Comme Fatou Diome est d‘origine africaine, elle revendique aussi la pleine liberté d’écrire ce qu’elle a envie d’écrire, de ne pas avoir à « ressusciter Tintin » pour réaliser les fantasmes des bonzes littéraires voulant maintenir des « clichés caducs ».
« Sans liberté, que vaut la création ? Pas même le poids d’une plume sur une balance ! Alors, me concernant, ce sera le verbe libre ou le silence », clame l’écrivaine dans ce vibrant et convaincant plaidoyer en faveur de l’autonomie littéraire, de sa pleine authenticité.
2024 offered a highly controversial start to the energy debate in France. On the front page of the new book by science historian Jean-Baptiste Fressoz, the following announcement appears in capital letters: THE ENERGY TRANSITION WILL NOT HAPPEN.
Unsurprisingly, in a country where debating is a national sport, the publication of this book ignited heated discussions and earned its author front-page coverage in mainstream media. The author was harshly criticized in many quarters for this banner on the book’s cover.
Six renowned intellectuals published a collective letter in Le Monde on January 22, 2024. They wrote: “This ecological declinism is not only largely unfounded, but also likely to undermine ambitions in the fight against climate change. Asserting that the transition is impossible is the best way to ensure that it never happens.”
So, what does Fressoz say in his book that shocks so many people?
He argues that the industrialization of the 19th and 20th centuries did not give rise to any energy transition. The history of energy is often presented as a transition, from wood to coal, then to oil, then to gas and, more recently, to renewable energies. In short, it is history as a series of phases, with one form of energy replacing another. Fressoz says this “transitionist scheme” is wrong.
The “new” does not make the “old” disappear, he argues. Fressoz draws on a wealth of data and his book includes almost 800 footnotes.
Far from replacing one form of energy with another, the world has instead experienced energy symbioses: different forms of energy have been added, without replacing each other.
For example, Fressoz says, the use of wood has grown, thanks to oil (trucks can travel deeper into forests). Oil has grown, thanks to wooden barrels. Renewable energies have expanded, thanks to steel and cement produced by fossil fuels. Oil enables the world to transport more coal. All these forms of energy are intertwined: they grow symbiotically. They support each other, building upon rather than substituting for one another.
Fressoz writes: “After two centuries of ‘energy transitions,’ humanity has never burned so much oil and gas, so much coal and even so much wood. Every year, around two billion m3 of wood are cut for direct consumption, three times more than a century ago.”
For example, coal is far from being an energy of the past. China burns 15 times more coal than England did at its peak, and more than France did in its entire history.
What does this mean? If we really want to succeed in the energy transition, says Fressoz, and move on from a modern economy based on the massive production of steel, cement and plastics, all of which are carbon-based, we need to better understand these powerful energy dynamics.
He likens the current transition challenge to a sudden amputation. “The climate imperative does not call for a new energy transition, but for a voluntary and enormous energy self-amputation: to get rid, in four decades, of the share of the world’s energy – more than three-quarters – derived from fossil fuels.”
Fressoz says we should stop deluding ourselves that in 2050 the world will have switched from one form of energy to another, based on the hope of a transition that, in fact, never happened in the past. To reduce CO2 emissions, we need more comprehensive and rigorous climate policies, something that is admittedly less enchanting, but far more realistic.
En 2024, la discussion énergétique en France a débuté sur une vive controverse : il y a de quoi. Sur la bande publicitaire du livre de l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, il y a cette annonce, en lettres majuscules : LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE N’AURA PAS LIEU.
Sans surprise dans ce pays où le débat est un sport national, la parution de cet essai a enflammé les discussions et a valu à son auteur la page frontispice de médias grand public, dont celle du magazine L’OBS (18–24 janvier 2024).
Avec cette banderole publicitaire en couverture du livre, l’auteur a été pris à partie, dans plusieurs milieux.
À preuve, six intellectuels de renom se sont fendus d’une lettre collective dans le journal Le Monde (22 janvier 2024). Ils écrivent : « Ce déclinisme écologique est non seulement grandement infondé, mais également de nature à plomber les ambitions dans la lutte contre le changement climatique. Affirmer que la transition est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager. »
Alors, que dit dans son ouvrage M. Fressoz qui choque tant de monde?
L’industrialisation du 19e et du 20e siècle n’a donné lieu à aucune transition, avance l’auteur. On présente souvent l’histoire de l’énergie comme celle d’une transition, de phases, du bois, vers le charbon, puis vers le pétrole, puis vers le gaz et, plus récemment, vers les énergies renouvelables.
En somme, une histoire décrite comme une série de basculements, où une forme d’énergie en remplace une autre.
Or, ce schéma « transitionniste », selon l’expression de Fressoz, est faux.
Le nouveau ne fait pas disparaitre l’ancien, avance le chercheur, qui s’appuie sur de nombreuses données et sur près de 800 notes.
Loin de remplacer une énergie par une autre, le monde a plutôt connu des « symbioses énergétiques » : les différentes formes d’énergie se sont accumulées, sans se remplacer.
Chaque forme d’énergie aide l’autre à se développer : la consommation de l’un amplifie celle de l’autre, dans une logique additive.
Par exemple, dit le chercheur s’appuyant sur moultes données, le bois a cru grâce au pétrole (grâce aux camions pouvant pénétrer plus profondément dans les forêts, l’industrie de l’emballage) ; le pétrole a cru grâce aux tonneaux de bois ; les énergies renouvelables ont pris de l’expansion grâce à l’acier et au ciment produit par des fossiles ; le pétrole permet de transporter plus de charbon; bref, toutes ces énergies sont étroitement imbriquées : elles croissent de manière symbiotique. Elles s’épaulent, s’additionnent plutôt que de se substituer.
L’auteur écrit : « Après deux siècles de « transitions énergétiques », l’humanité n’a autant brûlé autant de pétrole et de gaz, autant de charbon et même autant de bois. Chaque année, environ deux milliards de m3 de bois sont abattus afin d’être directement consumés, soit trois fois plus qu’un siècle plus tôt. » (p.14)
Le charbon ? Loin d’être une énergie du passée, la Chine brûle quinze fois plus de charbon que l’Angleterre à son maximum historique et davantage que la France durant toute son histoire.
Qu’en conclure ? Si on veut réussir vraiment la transition énergétique, dit Fressoz, d’une économie moderne axée sur une production massive d’acier, de ciment, de plastique, dont la production repose sur du carbone, il importe de bien mieux comprendre ces puissantes dynamiques énergétiques.
Il compare ce défi de la transition tel que prôné présentement à une amputation. « L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme autoamputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. »
En gros, dit Fressoz, cessons de nous berner d’illusions sur un monde qui, en 2050, aurait pleinement bougé d’une forme d’énergie à une autre, sur l’espoir d’une transition qui n’a, dans les faits, jamais existé. Pour diminuer les émissions de CO2, il faut des politiques climatiques bien plus complètes et rigoureuses, certes moins enchanteresses, mais bien plus réalistes.
Posté par YC
le 11 février 2024Commentaires fermés sur Boulevard Catinat
Nuit blanche, no. 173, Hiver 2024
Caroline Vu, BOULEVARD CATINAT, Traduit de l’anglais par Carole Noël et Marianne Noël-Allen, Éditions de la Pleine Lune, 2023, 433 p. ; 32,95 $
Ce que la politique peut en bouleverser des vies…en ces durs moments où on a vu, et voit encore, le quotidien de millions de personnes profondément bouleversé par des conflits armés, en Ukraine, au Proche-Orient, le roman de Caroline Vu, une médecin québécoise d’origine vietnamienne, nous replonge dans cette triste réalité. Avec un retour historique, en Asie, lors de la terrible guerre entreprise par les Américains au Vietnam.
Le livre débute donc au milieu des années 1960, à Saigon. Le Vietnam est alors séparé entre une zone sous domination communiste, au nord, une autre sous domination occidentale, au sud. Les Américains y déploient leur force militaire pour éviter la « contagion » du communisme dans toute l’Asie.
L’histoire est narrée par Nat. Celui-ci est le fils d’une jeune vietnamienne, devenue prostituée auprès de soldats étrangers, et d’un père, fantassin afro-américain. Comme lui, les soldats, quand ils ne sont pas sur les tranchées, trainent boulevard Cantinat, à Saigon, où ils font une pause de cette guerre qui les plongent dans une grande anxiété : l’opposition communiste nord-vietnamienne est rude. Et de plus en plus intense, aveugle, la violence de l’armée américaine déployée pour l’endiguer. Parmi ces moyens : l’agent orange, un herbicide utilisé pour tuer la flore, mais qui handicapera gravement civils et combattants. La guerre tourne mal pour les Américains : ils en repartent en piteux état, en 1976, sous la honte, héliportant à la hâte de leur ambassade à Saigon leur personnel diplomatique devant la prise de la ville par leurs opposants nordiques.
Adolescente, la mère de Nat se lie avec une jeune vietnamienne du quartier, qui effectue des leçons particulières avec son père, professeur. À la chute de Saigon, renommée sous les communistes Hô Chi Minh-Ville, cette amie d’adolescence devient petite cadre du nouveau régime stalinien qui se met en place. Elle use de son influence pour envoyer Nat vers ses parents biologiques, en Amérique.
Car Nat, en effet, a été abandonné à un jeune âge, sa mère ayant été forcée par ses parents de le placer dans un orphelinat, du fait qu’il est né hors mariage, pire d’un père étranger…et noir.
Nat sort donc de cet orphelinat, tout jeune adulte, et part vers les États-Unis, pour retrouver d’abord son père afro-américain, vivant sur la côte Est, puis sa mère, qui s’est refait une vie en ouvrant avec succès un restaurant vietnamien à Los Angeles. Et qui s’est, au surplus, découvert un intérêt pour l’écriture : un talent dont Nat héritera, pour tenter de recomposer sur papier, tant bien que mal, sa singulière histoire de vie.
Ce roman est une grande fresque humaine : un récit dense, mais fluide, avec une description juste, pointue, détaillée, mais sans fioritures, du parcours exceptionnel de ces personnages ordinaires, qui du Vietnam profond, qui d’un pays, les États-Unis, se voyant comme le gendarme du monde.
Une œuvre réussie, qui démontre combien et comment les vicissitudes tentaculaires de la politique mondiale, dans ce qu’elle a de plus cruelle, nommément la guerre, ont réussi à faire croiser le destin de personnages normalement jamais appelés à se connaitre.
Pour emprunter une formule utilisée dans le roman, des croisements qui relèvent autant de la tragédie que du miracle…
The sabotage of the Nord Stream 1 and Nord Stream 2 gas pipelines on September 26, 2022 surprised the international community. Since then, observers have been speculating as to who might have been behind the attacks. Russia, the United States, Ukraine and Poland have all been singled out because of the advantages that rupturing these pipelines might bring them.
Even before the sabotage occurred, the Nord Stream project had fuelled discontent between the Americans and the Germans, and even within Europe itself.
The first pipeline went into service in 2011 and the second, completed in 2022, has not delivered a single molecule of gas, thanks to the Russian invasion.
French journalist Marion Van Renterghem has delved into the story behind the decision to build these two pipelines, which are more than 1,200 km long and lie beneath the Baltic Sea between Russia and Germany.
The author’s thesis is simple: Europe, and especially Germany, has gradually allowed itself to be trapped in the Machiavellian plan that Russian president Vladimir Putin implemented when he took power in 2000.
The plan was to bypass Ukraine, the historical axis for Russian gas supplies to Europe. And then, once Ukraine was out of the picture, the plan was to invade that country, without any decisive reaction from Europe, which meanwhile had become overly reliant on its gas.
The story begins in 2001, with a speech Putin gave in Berlin as the West and Russia stood united against the terrorist acts of 9/11. Putin announced the end of the Cold War and the reorganization of a Russia which had faltered under former president Boris Yeltsin. Putin’s speech was enthusiastically received in Germany.
But the worm was already in the apple. Far from being a leader dedicated to getting his country’s economy off the ground, Putin intended to run an expansionist state, reclaiming territories lost after the Soviet Union collapsed in 1991.
He began in 2001 by using extreme violence to subdue the rebels fighting for Chechnya’s independence.
Putin has grown increasingly vindictive towards NATO’s expansion and the democratic aspirations of former Russian-controlled territories, resulting in violent conflict with Georgia (2008); the seizure of Crimea (2014); and the invasion of Ukraine (2022).
Despite the Russian regime’s repeated use of violence, Germany continued with the Nord Stream project, with marked opposition from allies, notably the United States and Poland. What’s more, Nord Stream has become increasingly central to German energy policy, given Berlin’s plan to move away from both coal and nuclear power.
The naivete of Europe’s elites is key to the success of Putin’s plan to use energy to increase his power. These elites wrongly believed in the purely economic nature of Nord Stream.
Several players were also complicit, especially in Germany, including former chancellor Gerhard Schröder (1998-2005), a major sponsor of the project and an influential member of the Nord Stream AG board of directors since his retirement from politics.
The author laments that Europe’s leaders have never sent Putin a clear message about the price he will pay for his invasions.
The West, but above all Ukraine, has suffered the heavy consequences ever since. Van Renterghem’s highly readable book reminds us of the dangers of depending on tyrants to ensure our energy security.
Le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, le 26 septembre 2022, a pris la communauté internationale par surprise. Les observateurs se perdent depuis en hypothèses sur les auteurs présumés de ces attentats : la Russie, les États-Unis, l’Ukraine et la Pologne, ayant chacun été pointé du doigt pour les avantages que la rupture de ces gazoducs pouvait leur donner.
Même avant le sabotage, le projet Nord Stream alimentait la grogne dans les relations entre les Américains et les Allemands, voire à l’intérieur même de l’Europe.
C’est dire le caractère éminemment politique de ces gazoducs, le premier mis en service en 2011. Le second, achevé en 2022, n’a pas livré une seule molécule de gaz, en raison de l’invasion russe.
Avec raison donc, la journaliste française Marion Van Renterghem a compris l’intérêt d’enquêter sur l’histoire derrière la décision de réaliser ces deux tuyaux, d’une longueur de plus de 1200 km sous la mer Baltique, entre la Russie et l’Allemagne.
La thèse de l’autrice est sans appel : l’Europe, mais principalement l’Allemagne, s’est laissée enfermée, petit à petit, dans un plan machiavélique, celui du président de la Russie, Vladimir Poutine, qu’il a mis en œuvre dès sa prise du pouvoir en 2000.
Ce plan visait à contourner l’Ukraine, axe historique pour l’acheminement du gaz russe en Europe. Et, ensuite, une fois l’Ukraine mis hors-jeu, envahir ce pays, sans réaction décisive d’une Europe devenue son otage en matière d’énergie.
L’affaire commence en 2001, avec un discours de Poutine à Berlin. L’Occident et la Russie sont unis contre le terrorisme qui a sévi le 11 septembre 2001 aux États-Unis. Poutine annonce la fin de la guerre froide et la mise en ordre d’une Russie vacillante sous Eltsine. Son discours est accueilli avec enthousiasme en Allemagne.
Mais le vers est déjà dans la pomme. Loin d’être un dirigeant dédié au décollage économique de son pays, Poutine entend diriger un État expansionniste, soucieux de reconquérir des territoires perdus après la chute de l’Union soviétique en 1991.
Déjà, en 2001, il use d’une grande violence pour mater des rebelles indépendantistes tchétchènes.
Avec le temps, il devient de plus en plus vindicatif contre l’expansion de l’OTAN et les velléités démocratiques d’anciens territoires sous contrôle russe : conflit violent avec la Géorgie (2008); prise de la Crimée (2014) ; invasion de l’Ukraine (2022).
Malgré cet usage répété de la violence du régime russe, l’Allemagne poursuit avec le projet Nord Stream, en dépit de l’opposition marquée de certains pays alliés, dont les États-Unis et la Pologne. Pire, Nord Stream devient de plus en plus centrale à la politique énergétique allemande, en raison de la volonté de Berlin de se sortir à la fois du charbon et du nucléaire.
Une des clés de la réussite de ce plan de Poutine d’instrumentaliser l’énergie au service de sa puissance : la naïveté des élites européennes, ayant cru au caractère uniquement économique de Nord Stream.
Et, aussi, la complicité de nombreux acteurs, surtout allemands, dont celle, déterminante, de l’ex-chancelier Gerhard Schröder (1998-2005), grand parrain du projet et, dès après sa sortie de la vie politique, membre influent du Conseil d’administration de Nord Stream AG.
Les dirigeants de l’Europe n’ont jamais envoyé à Poutine un message clair sur le coût qu’il aurait à subir à la suite de ses invasions, déplore l’auteure.
L’Occident, mais au premier plan l’Ukraine, en subit depuis les lourdes conséquences, et il est heureux qu’un tel livre, qui se lit d’un trait, ait été écrit pour rappeler les dangers de dépendre de tyrans pour assurer sa sécurité énergétique.
L’auteur a eu cette inspiration : fouler les pas de l’écrivain suisse Nicolas Bouvier (1929-1998) qui, au début des années 1950, est parti dans un long voyage en auto qui l’a amené notamment en Iran, expédition qu’il relatera dans son livre L’usage du monde (1963).
Malgré un contexte très différent comparativement à celui de l’époque, aujourd’hui beaucoup plus dangereux pour la sécurité des voyageurs, Désérable se met en tête de reprendre le parcours effectué par Bouvier, mais uniquement en Iran.
En Iran ? Oui, malgré les avertissements des autorités françaises, de ses amis, qui tentent de le décourager de se lancer dans cette périlleuse aventure : car on a bel et bien affaire dans ce pays à un régime corrompu, avant tout soucieux de sa survie, implacable contre toute forme d’opposition, locale ou étrangère. Les accusations, fantoches, peuvent tomber arbitrairement sur tout citoyen ou voyageur soupçonné d’antipathie envers les dirigeants actuels. La suite : la prison, et de gros efforts à entreprendre pour les défenseurs des droits de la personne ou les diplomates qui peuvent bien peu pour leurs ressortissants…
Chemin faisant, partout dans le pays, Désérable, qui parle à tout le monde qu’il croise sur son chemin, fait face au premier chef à la surprise des Iraniens. Pourquoi venir chez nous, demandaient-ils, gentiment mais incrédules ? « Pourquoi l’Iran ? Pourquoi ce pays semi-désertique avec un gouvernement de semi-demeurés, où la justice était celle de l’État islamique, les libertés civiles celles de la Corée du Nord, l’économie celle du Venezuela et le système de santé celui du Bangladesh ? »
À son terme, quel bilan tirer de cette magnifique expédition, si singulière, si intense, si unique ? Selon le jeune et courageux écrivain, ce régime n’est rien de moins que honni par la population. « [C]’était ce qu’il faut bien appeler de la haine, une haine pure et dure, inextinguible », écrit-il.
Mais si le peuple iranien explose périodiquement sous le coup de cette haine – comme récemment avec la mort, en 2022, de la jeune Mahsa Amini (tuée par les milices du régime pour ne pas avoir porté le voile) –, il est, toutefois, paralysé par la peur, constate Désérable.
Sur un ton plutôt humoristique, mais sans compromettre la profondeur du propos, le récit a cette grande qualité : à sa lecture, par son écriture fine, précise, fluide, on sent bien les scènes décrites. Comme si on était devenu le compagnon de voyage de l’auteur.
François-Henri Désérable a mis haut la barre. Pour quiconque voudra, comme lui, reprendre le voyage d’un écrivain et décrire, avec autant de justesse, la beauté d’un pays, l’âme d’un peuple.
Posté par YC
le 18 octobre 2023Commentaires fermés sur Le violon d’Adrien
Nuit blanche, automne 2023, no. 172
Gary Victor, LE VIOLON D’ADRIEN, Mémoire d’encrier, 2023, 184 p ; 22,95 $
Auteur avantageusement connu en Haïti, l’écrivain Gary Victor produit ici un roman qui semble bien se mouler à ce que d’aucun nommerait « l’âme haïtienne ».
Adrien est une jeune adolescent épris de musique, en fait de la pratique du violon, et un élève attentionné du grand violoniste national, « Monsieur Benjamin », qui lui prête un violon durant des leçons de groupe qu’Adrien suit avec assiduité et brio.
M. Benjamin part en tournée hors du pays, indiquant à Adrien la nécessité de s’acheter un violon pour la reprise des cours. Mais cet appareil de musique reste, dans ce pays démuni, un bien gros luxe, que ses braves parents, son père professeur, et opposant au régime en place, sa mère, petite couturière au grand cœur, n’ont pas les moyens de lui payer.
Adrien, bonne pâte, grand naïf, mais fort débrouillard, se met donc en tête de tout faire pour économiser les sous pour se procurer ce précieux violon, lui qui rêve de devenir, comme son maitre, un virtuose national.
Cette quête l’entrainera dans mille aventures : comme employé d’un bar à temps partiel, petit ami de la fille d’un cacique du régime de l’époque (le régime Duvalier, père et fils), otage d’un nain dans une boutique de bric-à-brac et autres épisodes racontées sur un ton à la fois réaliste et onirique.
À la lecture de ce roman que l’on parcourt avec grand plaisir, on ne peut qu’admirer la volonté sans faille du jeune homme d’accéder à son rêve, dans un pays qui se décompose, à la politique oppressante, où la force brute fait loi, ce qui fait que, pour le commun des mortels, l’instinct de survie devient une nécessité s’il veut cheminer.