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À la COP28, n’oublions pas l’Afrique

Le Devoir, 7 décembre 2023

Yvan Cliche

L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).7 décembre 2023

De grands débats ont lieu à cette 28e édition de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques qui se tient à Dubaï. Pour la première fois, les échanges portent principalement sur la place des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) dans le mix énergétique.

Il est de mise de placer cet enjeu au coeur des engagements à prendre au cours de cette conférence. Les énergies fossiles représentent toujours plus de 80 % de la production énergétique mondiale, soit la même proportion qu’il y a… trois décennies ! Et elles sont responsables à elles seules de plus des trois quarts des émissions de gaz à effet de serre (GES). Il est donc plus que temps d’en parler.

Un autre enjeu ne devrait pas être évité pour autant : l’appui aux pays en développement, notamment ceux de l’Afrique, pour une économie décarbonée et l’adaptation aux effets des changements climatiques.

Pourquoi l’Afrique ? La population du continent devrait presque doubler d’ici à peine 30 ans, passant de plus d’un milliard à plus de deux milliards d’habitants. Il s’agit aussi du continent qui subit le plus durement les effets dévastateurs des changements climatiques. Neuf des dix pays les plus vulnérables de la planète s’y trouvent : le Tchad, la République centrafricaine, la Guinée-Bissau, l’Érythrée, la République démocratique du Congo, le Soudan, le Niger, le Zimbabwe et le Liberia. 

Non sans injustice, le continent ne contribue pourtant qu’à hauteur de 4 % aux émissions mondiales de GES, même s’il représente 17 % de la population mondiale. Il concentre d’ailleurs le plus grand bassin de personnes sans accès fiable à l’énergie, soit quelque 600 millions. 

Trop peu du Canada

Un fonds très attendu vient d’être annoncé afin que les pays riches aident les pays en développement à compenser les « pertes et dommages » attribuables au climat. Le Canada a répondu présent et a annoncé une mise de fonds initiale de 16 millions de dollars. C’est un appui de démarrage, dit Ottawa, car une telle somme est bien trop mince pour avoir un réel impact. Les fonds totaux avoisinent pour l’heure les 500 millions. Une goutte d’eau dans l’océan.

Les besoins financiers du continent en matière climatique sont en effet immenses. L’Afrique dit nécessiter pas moins de 2800 milliards d’ici 2030 afin de pouvoir respecter ses engagements pour la lutte et l’adaptation aux changements climatiques, et investir dans des projets de développement qui soient durables. 

En matière d’énergie notamment, le continent n’a développé qu’une fraction de son immense potentiel. Par exemple, en hydroélectricité, la Banque africaine de développement estime celui-ci à 350 000 mégawatts, dont seulement 7 % ont été exploités. Il en est de même pour l’éolien et le solaire : seulement 1 % du potentiel a été exploité.

La Banque exhorte depuis des années la communauté internationale à faire bien davantage, y compris le secteur privé, car l’Afrique ne reçoit présentement que 3 % du financement climatique mondial et ce, dans des projets à petite échelle, sans réel impact pouvant soutenir un développement socioéconomique conséquent. 

Pour le Canada, le Québec et les autres pays riches, ce n’est pas que charité que de soutenir ces besoins de financement. Les émissions de GES ne connaissent pas les frontières. Un GES émis au Canada ou en Afrique est tout aussi néfaste pour le réchauffement du climat. Mais il s’agit surtout d’accompagner un continent qui abritera bientôt un humain sur quatre et qui doit plus que tout autre trouver les moyens financiers de s’adapter à ce phénomène délétère.

L’Europe se dirige-t-elle vers un hiver sans crise énergétique ?

La Presse, 30 novembre 2023

Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

YVAN CLICHE
FELLOW AU CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIONALES DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (CERIUM) ET AUTEUR DU LIVRE JUSQU’À PLUS SOIF – ENJEUX ET CONFLITS ÉNERGÉTIQUES

Avec des livraisons russes de gaz réduites de près de 80 % par rapport au niveau d’il y a à peine deux ans, l’Europe doit évaluer si elle dispose d’assez d’énergie pour se chauffer cet hiver.

L’an dernier, le Vieux Continent, pris de cours par la baisse historique des approvisionnements de la Russie, a joué de chance. Des températures clémentes, un marché du gaz moins tendu en raison de la politique de confinement en Chine, mais aussi des efforts de réduction de la demande ont permis aux pays de l’Union européenne de passer au travers.

Un tel concours de circonstances pourrait bien ne pas se reproduire cette année. Un hiver plus rude, une réduction totale des approvisionnements russes et une demande énergétique plus forte en Chine pourraient placer le continent dans une situation inconfortable.

Un retournement historique

Avant l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe, et en particulier l’Allemagne, tirait de la Russie presque la moitié de son gaz, requis pour le chauffage, la production d’électricité et ses usages industriels.

Ces ventes majeures de gaz, à prix concurrentiel, ont grandement contribué à la puissance économique des Allemands depuis 50 ans.

Ces ventes fossiles avaient aussi une forte portée politique. Elles avaient été envisagées dès les années 1970 comme une mesure de rapprochement entre l’Union soviétique de l’époque et le camp occidental. L’Ostpolitik (politique vers l’Est) visait, pour les dirigeants ouest-allemands, à créer une dépendance mutuelle propice à la paix durant cette période tendue de la guerre froide.

Les gazoducs Nord Stream 1 (2011) et Nord Stream 2 (2022), reliant directement la Russie à l’Allemagne avec des tuyaux passant sous la mer Baltique, étaient un prolongement de cette vision et rendaient l’Europe encore plus dépendante du gaz russe.

Ces gazoducs sont depuis inopérants, notamment à la suite d’actes de sabotage commis en septembre 2022, dont la responsabilité n’a pas encore été établie.

Depuis 2022, Moscou a décidé de diminuer les approvisionnements en réplique aux sanctions économiques prises contre la Russie par les pays occidentaux. La situation a forcé les Européens à mettre en place, à toute vapeur, une série d’actions pour composer avec les prochaines périodes hivernales, des moments où la consommation de gaz est nettement plus élevée.

Il faut d’abord analyser le niveau du stockage. En général, le continent commençait l’hiver avec des stocks jamais au maximum de leur capacité. Cet hiver, les réservoirs sont pleins.

Ensuite, le continent européen, notamment l’Allemagne, s’est doté de terminaux temporaires d’importation de gaz naturel liquéfié, avec une capacité accrue de 20 %, ce qui lui permet d’en importer d’ailleurs que de la Russie, notamment des États-Unis et du Qatar.

Enfin, l’Europe a fait des gestes d’envergure pour réduire sa demande en gaz, grâce à une utilisation plus sobre de l’énergie. Avec des prix très élevés, le continent a consommé environ 15 % moins de gaz que l’année précédente. Il vise le même objectif cet hiver. C’est ambitieux.

Recul de l’influence russe

L’Europe espère un autre hiver pas trop rude, aucune variation subite du marché mondial et le maintien des approvisionnements actuels de la Russie.

On a aussi accéléré la mise en place de panneaux solaires (+ 50 %), de thermopompes (+ 40 %), avec 3 millions d’unités installées : il s’agit d’un record.

De plus, Électricité de France, aux prises l’an dernier avec des délais de maintenance ayant limité significativement sa production, a pu augmenter la disponibilité de son parc d’équipements en prévision de l’hiver qui s’installe, ce qui améliore aussi sa capacité à échanger avec les pays voisins.

Chose certaine, l’Europe a définitivement tourné le dos à l’énergie venant de la Russie, et ce, quelles que soient les évolutions politiques qui pourraient survenir dans ce pays.

C’est un nouvel alignement géopolitique, qui porte ombrage à l’avenir du secteur énergétique de la Russie, le pilier fondamental de sa puissance économique et de son influence en Europe.



Une ambition énergétique qui devrait transformer profondément le Québec

Le Devoir, 4 novembre 2023

Yvan Cliche

L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).

Avec son « Plan d’action 2035. Vers un Québec décarboné et prospère », pleinement aligné sur les besoins de la transition énergétique, le Québec affiche ouvertement sa volonté d’être dans le peloton de tête des États lancés dans la grande bataille mondiale des économies vertes.

C’est donc un plan porteur pour le Québec, au moment où plusieurs experts annoncent que les grandes puissances économiques de demain seront celles qui réussiront à se distinguer avec une économie sans émission nette de gaz à effet de serre responsable du dérèglement du climat.

Le plan impressionne d’abord par l’ajout de capacité de production électrique. Hydro-Québec considérait déjà comme une réalisation remarquable l’ajout d’une capacité de plus de 4000 mégawatts entre 2005 et aujourd’hui. Or, d’ici 12 ans, on veut ajouter plus du double, soit 9000 mégawatts. Ces ajouts nécessiteront 5000 kilomètres de lignes de transport. C’est fort ambitieux.

Miser sur l’éolien

L’éolien apparaît comme le grand gagnant de ce plan, avec un ajout de 10 000 mégawatts, soit 2,5 fois la capacité actuelle. Hydro-Québec entend même explorer l’éolien en mer, une énergie déjà ancrée en Europe, mais qui a présentement du mal à s’implanter en Amérique dans un contexte de difficultés des chaînes d’approvisionnement, de hausses des taux d’intérêt et d’inflation.

Hydro-Québec démontre son sérieux en efficacité énergétique avec 21 térawattheures d’économies visées en 12 ans. C’est considérable : on parle d’une quantité d’énergie équivalant à deux fois le contrat d’exportation vers New York. En la matière, on passe de l’appel à la vertu des citoyens, souvent sans portée majeure, à des actions concrètes pour véritablement dégager de l’énergie plus utile pour d’autres besoins.

La société d’État a aussi compris le message envoyé en décembre 2022 par la vérificatrice générale du Québec quant à l’état de son réseau. Sa performance en matière de nombre et de durée des pannes est en effet à la baisse, un fait troublant quand on connaît l’extrême importance de l’électricité au Québec, qui sert au chauffage.

Autre nouveauté de ce plan : pour la première fois, Hydro va se lancer dans une des options les plus porteuses en matière de stockage les réserves pompées. Cette technologie est en vogue en ce moment pour pallier l’intermittence des énergies solaire et éolienne. Elle s’impose désormais comme une solution obligée, notamment du fait que les batteries ne peuvent emmagasiner l’énergie que quelques heures, ce qui est insuffisant pour gérer un réseau qui a des besoins à couvrir sur des durées beaucoup plus longues.

Devenue la nouvelle « reine » de l’énergie, selon l’Agence internationale de l’énergie, Hydro-Québec épouse enfin la filière solaire, jugée autrefois sans intérêt du fait qu’elle ne peut contribuer en période de pointe. La société d’État favorisera sa pénétration dans des dizaines de milliers de résidences. Dans un nouveau monde où chaque kilowattheure compte, cet apport sera certes moins stratégique que l’éolien, mais il sera bénéfique.

Qui payera la facture ?

Il existe cependant des inquiétudes après l’annonce de ce plan. Avec un triplement au minimum de ses investissements pour faire face à ces grands chantiers, les dépenses d’Hydro devraient exploser. Sans conteste, cela aura un impact sur les tarifs. Même si on indique vouloir limiter les hausses à l’inflation pour le secteur résidentiel, il est clair que l’argent ne tombera pas du ciel. À l’annonce de ce plan, les clients commerciaux et industriels d’Hydro-Québec auront raison de se questionner.

Dans ce registre, il apparaît clair que le gouvernement du Québec devra se montrer bien moins exigeant quant au dividende annuel exigé à sa société d’État. Celle-ci aura bien besoin de ses bénéfices nets pour réaliser tous ses grands investissements.

De même, on le sait, ces projets exigeront une vaste quantité de main-d’oeuvre qu’Hydro-Québec estime à 35 000 travailleurs liés à la construction. Les autres secteurs économiques se poseront assurément la question d’une possible concurrence des projets de la société d’État, une entreprise à la poche profonde, au détriment d’autres activités.

Enfin, comment réagiront les communautés à tous ces projets qui modifieront grandement le paysage ? La question de l’acceptabilité sociale sera au coeur des nombreux travaux sur tout le territoire du Québec. Pour les Autochtones, le Québec innove avec une offre de financement concessionnel, donc avantageuse, pour des prises de participation directe dans les infrastructures à mettre en place.

Ce ne sont pas là de minces défis. Mais ils sont porteurs d’avenir, et ils répondent au grand défi de notre temps, soit la question du climat. Avec ce plan, le Québec indique qu’il entend prendre ses responsabilités. Mieux, qu’il vise à devenir un acteur phare dans ce domaine.



Conflit au Proche-Orient: le risque d’une escalade régionale pourrait enflammer les cours du pétrole

Le Soleil, 3 novembre 2023

Par Yvan Cliche, spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM)

À travers la multitude de rapports des institutions multilatérales, un en particulier attire l’attention : Commodity Markets Outlook, publié le 30 octobre par la Banque mondiale. Il expose les risques d’augmentation du prix du pétrole advenant un embrasement régional au Proche-Orient, au-delà de la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza.


L’exercice est loin d’être futile, car cette guerre se situe dans un lieu névralgique : les pays de la région produisent 40 % du pétrole mondial, et celui-ci est envoyé dans un couloir maritime, le détroit d’Ormuz, avec des bateaux qui transportent près du quart de la consommation quotidienne d’or noir.

Jusqu’à présent, le conflit n’a pas trop affecté le prix du baril, qui n’a augmenté que d’environ 5 % depuis le 7 octobre. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, l’Irak, et surtout l’Iran, allié des forces politiques liguées contre Israël, ne sont pas directement impliqués sur le plan militaire, et leurs installations pétrolières ne risquent pas, pour le moment, d’être endommagées.

Si l’Iran s’en mêle

Toutefois, avec une implication armée plus directe de l’Iran, et une réplique possible d’Israël, les répercussions sur le marché pétrolier risquent d’être très importantes.

Pour le moment, le prix de l’indice WTI avoisine les 90 $ le baril, dans la même fourchette de 80 $ à 90 $ le baril, connue en 2023. Signe que le marché n’anticipe pas trop un scénario catastrophe.

Toutefois, les États-Unis, prudents, ont tout récemment annoncé un allégement des sanctions contre le pétrole vénézuélien, sous prétexte de concessions politiques du régime en place.

Le scénario le plus pessimiste de la Banque mondiale est lié à un embrasement du conflit, qui deviendrait ainsi une guerre régionale. Ce n’est pas une avenue à prendre à la légère quand on lit les déclarations belliqueuses des dirigeants iraniens, qui donnent souvent l’impression d’une volonté d’en découdre frontalement avec l’État hébreu.

Dans un tel scénario, l’approvisionnement pourrait chuter de presque 8%, soit 8 millions de barils sur les 100 millions consommés quotidiennement, avec un prix du pétrole qui pourrait avoisiner les 150 $

La Banque mondiale ne manque pas de souligner l’effet délétère d’un tel développement, dont une hausse du prix des aliments et des matières premières, avec des retombées politiques imprévisibles pour les populations déjà aux prises avec une inflation galopante depuis deux ans.

Un prix politique aux États-Unis

Les impacts aux États-Unis seraient majeurs : toute hausse des prix à la pompe favoriserait clairement le candidat républicain aux élections de 2024.

Pour pallier cette éventualité, le président Biden serait assurément tenté de reprendre une manœuvre réalisée en 2022, soit celle d’utiliser les stocks de pétrole du Strategic Petroleum Reserve (Louisiane, Texas). Or, ceux-ci ont été déployés à hauteur historique en 2022, avec 200 millions de barils mis sur le marché pour atténuer la hausse des coûts de l’énergie découlant de la guerre en Ukraine.

Ces stocks ont donc diminué de manière substantielle, et plusieurs reprochent au président d’avoir mis les États-Unis en situation de vulnérabilité en cas d’un autre choc majeur de l’approvisionnement. Bref, la marge de manœuvre des États-Unis pour réduire les contrecoups d’une hausse du prix du pétrole s’est rétrécie.

Il reste l’Arabie saoudite. Ce pays est le seul au monde à produire un peu plus que ses besoins, afin de disposer de barils prêts à être utilisés en cas de disruption du marché.

Mais, en cas d’explosion des cours mondiaux, l’Arabie sera soucieuse de ne pas apparaitre trop alignée sur les intérêts de l’Occident, qui ferait pression sur elle pour stabiliser le marché.

Bref, une épée de Damoclès est suspendue au-dessus du marché pétrolier et de l’économie mondiale. Après avoir été fortement perturbé en 2022 par l’invasion russe, le secteur de l’énergie est à l’aube d’une autre crise, encore une fois de nature politique, aux conséquences toutes aussi ravageuses.

Yvan Cliche, spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM)

La crise énergétique qui a mis fin à l’insouciance

La Presse, 19 octobre 2023

Chaque jeudi, nous revenons sur un évènement marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’UQAM

Yvan Cliche

YVAN CLICHE
SPÉCIALISTE EN ÉNERGIE ET FELLOW AU CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIONALES (CÉRIUM)

Il y a 50 ans, en octobre 1973, après des années d’utilisation massive de pétrole pour les secteurs industriel et du transport, les pays occidentaux subissent leur premier choc énergétique de l’ère moderne. Ses effets se font encore largement sentir aujourd’hui.

À l’époque, les pays arabes producteurs de pétrole profitent de l’élan de la guerre du Kippour, entre Israël et ses voisins arabes, en 1973, pour imposer un embargo pétrolier contre les pays qui fournissent des armes à Israël, au premier chef les États-Unis.

Du jour au lendemain, l’approvisionnement en pétrole, qui a grandement contribué à la hausse du niveau de vie des pays occidentaux, est interrompu. Le prix du pétrole explose subitement, passant de 2,50 $ le baril à 11 $, se répercutant directement sur les prix du carburant à la pompe.

Rapidement, des files apparaissent aux stations d’essence. Certaines enseignes doivent même fermer temporairement, leurs réservoirs étant vides. Depuis ce moment, aux États-Unis, le prix de l’essence reste un enjeu central en période électorale.

L’embargo crée un choc retentissant.

Pour la première fois, les citoyens des pays riches prennent conscience de leur dépendance envers ce pétrole peu cher, mais venant de l’étranger. La grande part des importations américaines de pétrole vient du Moyen-Orient.

Des conséquences majeures et à long terme

Les effets de la crise sont immédiats. Prise de court, l’administration américaine de l’époque, celle de Richard Nixon et de son secrétaire d’État, Henry Kissinger, évoque la force pour pousser les pays producteurs à reprendre leur approvisionnement. Ils convoquent donc une conférence internationale qui mènera à la création de l’Agence internationale de l’énergie, dont la mission est d’assurer la sécurité pétrolière des pays riches.

Pour éviter la répétition d’une telle pénurie, Washington fait creuser des cavernes pour stocker des millions de barils, en Louisiane et au Texas. Ainsi est créée la Strategic Petroleum Reserve, en 1975.

Comme si ce n’était pas assez, en 1979, l’Iran, grand producteur pétrolier de la région, se met en ébullition. Des religieux remplacent le régime laïque au pouvoir, autrefois garant de la sécurité des approvisionnements pétroliers provenant du Moyen-Orient.

Pour pallier la chute de cet allié, le président Ronald Reagan, élu en 1980, envoie des troupes américaines au Moyen-Orient. Leur mandat, encore aujourd’hui, est de veiller à la sécurité des bateaux transportant le pétrole dans le détroit d’Ormuz.

Mais, pour la deuxième fois de la décennie, la Révolution iranienne fait monter les cours et contribue à une crise économique majeure dans les années 1980. Le chômage et l’inflation atteignent des sommets.

Devant cette incertitude politique qui a cours dans la région du Moyen-Orient, les pays riches prennent conscience de l’importance de leur sécurité énergétique.

La France et le Japon, par exemple, se lancent à fond dans la filière nucléaire pour leur production d’électricité. Dans le reste de l’Europe, notamment en l’Allemagne, on se tourne vers le gaz russe. On pense aussi que ces liens énergétiques — le gaz russe contre des paiements en monnaies européennes – permettront d’atténuer les tensions en cours pendant la guerre froide qui oppose à l’époque Washington et Moscou.

Les Américains s’opposent frontalement à cette dépendance énergétique accrue de l’Europe envers l’empire russe, qui engrangera selon eux ces revenus pour renforcer son armée. En 2021, l’Europe dépend du gaz russe à hauteur de 45 % de sa consommation annuelle.

L’année 2022 confirme le bien-fondé des craintes américaines. Le Kremlin utilise en effet cette dépendance bien établie de l’Europe envers son gaz pour chercher à lui faire accepter son invasion de l’Ukraine.

Les effets au Canada

Les effets de la crise pétrolière des années 1970 sont tout aussi profonds au Canada. Ottawa met en place une société d’État, Petro-Canada, et un Programme énergétique national, dont un des piliers est d’instaurer un prix du pétrole au Canada inférieur aux cours mondiaux, au profit des provinces non productrices.

C’est le début du ressentiment de l’Ouest canadien envers le gouvernement fédéral. Les régions productrices d’énergies fossiles considèrent cette politique comme une intrusion inacceptable dans le champ de compétence des provinces.

Au Québec, on prend davantage conscience de l’utilité de maîtriser ses sources d’énergie et la crise pétrolière accélère l’électrification du chauffage, grâce à l’électricité abondante rendue disponible avec les projets hydroélectriques de la Baie-James.

La crise énergétique de 2022, avec l’explosion des prix et les coupures d’approvisionnement énergétique de la Russie vers le Vieux Continent, entraînera des conséquences tout aussi profondes.

Dans les pays riches, l’invasion russe de l’Ukraine a renforcé la volonté de lancer véritablement la transition vers des énergies vertes : on a assisté à l’adoption de lois et de mesures proclimat de grande envergure, aux États-Unis, en Europe et au Canada.

Depuis, ce sont des milliards de dollars déjà investis dans la transition qui annoncent une vaste transformation industrielle qui changera complètement nos économies.

Fin du pétrole ou progression? 

Le Devoir, 17 octobre 2023

Yvan Cliche

L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

Comment expliquer la profonde divergence sur les prévisions de la consommation mondiale de pétrole entre l’Organisation des pays exportateurs de pétrole et l’Agence internationale de l’énergie ?

Le 9 octobre, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) publiait son 2023 World Oil Outlook 2045, qui présente ses prévisions en matière de consommation de pétrole.

L’agence créée en 1960 et basée à Vienne, représentant treize États responsables d’environ 40 % de la production mondiale d’or noir, n’ajoutait rien de moins que 6 millions de barils à ses prévisions de l’an dernier. L’OPEP prévoit ainsi, en 2045, une consommation de quelque 116 millions de barils par jour.

Dans le même temps, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) annonçait récemment, en grande fanfare, le pic historique de la consommation mondiale de pétrole, et ce, dès la fin de la présente décennie.

Son scénario le plus optimiste pour la réduction requise des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour faire face à l’urgence climatique, intitulé Net Zero by 2050, envisage une demande d’à peine plus de 20 millions de barils de pétrole par jour en 2050.

Bref, entre les deux agences, acteurs clés en matière de prévision de la demande future d’énergie, on en est donc à presque 100 millions de barils par jour d’écart… soit l’équivalent de la consommation actuelle (plus de 100 millions de barils par jour) !

Deux approches

Certes, les deux agences n’ont pas la même approche. L’OPEP base ses analyses sur des prévisions d’augmentation de la population, de la richesse des pays, notamment ceux qui sont en développement.

L’OPEP prévoit une population mondiale de 9,5 milliards en 2045, contre 8 milliards présentement, une économie mondiale d’une taille deux fois plus importante qu’aujourd’hui et une consommation d’énergie plus élevée de presque 25 %.

Selon l’OPEP, toutes les sources d’énergie sont appelées à croître, sauf le charbon, en fort déclin, qui serait d’abord remplacé par les énergies renouvelables et par le gaz.

Le pétrole resterait la principale source mondiale d’énergie, poussé par une demande accrue en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et pour les secteurs du transport, la pétrochimie et l’aviation.

Pour soutenir cette croissance, des investissements annuels de plus de 600 milliards de dollars seraient nécessaires. Ses pays membres accroîtraient même leur part dans la production mondiale de pétrole, devant la baisse prévue de la production américaine, à partir de la décennie 2030.

Quant à l’AIE, son scénario le plus connu table sur une économie mondiale non émettrice en 2050. Puis, elle analyse à rebours comment le portrait énergétique mondial doit se remodeler pour y arriver.

C’est dans cet esprit qu’elle indiquait, dès 2021, que plus aucun nouvel investissement dans de nouveaux projets d’énergie fossile ne devrait voir le jour pour l’atteinte de cet objectif. Un message qui a fortement marqué le milieu de l’énergie et de l’écologie.

Plusieurs se servent depuis de cet argument massue pour montrer du doigt les entreprises pétrolières, qui poursuivent malgré cela leurs investissements en matière de production.

Ce relatif optimisme de l’AIE est fondé sur les ventes accrues de véhicules électriques depuis quelques années et la percée significative des énergies vertes (batteries, éolien, solaire) depuis dix ans.

Vers la fin du pétrole… ou pas ?

Les renouvelables occupent déjà 5 % du portefeuille énergétique mondial, alors que cette proportion était infinitésimale il y a à peine dix ans. Elles seront la source d’énergie qui devrait croître le plus, et de loin, dans les trente prochaines années.

En 2050, selon l’AIE, pour un monde décarboné, l’éolien et le solaire, en dépit de leur caractère intermittent, devront être la source de 70 % de toute l’électricité produite dans le monde.

Si cela advenait, ce serait une profonde révolution, absolument historique, du tissu énergétique et industriel à l’échelle mondiale.

Or, à part les analystes qui ont le loisir de se pencher sur toutes ces grandes nuances, les discours tenus par ces deux agences prennent des directions bien trop opposées pour ne pas créer pas mal de confusion.

Cette divergence crée des échos dissonants chez les décideurs, dans les médias et dans la population en général. Celle-ci ne sait plus si l’on assiste résolument à la fin du pétrole ou, au contraire, à sa progression, certes plus lente, mais ascendante.

Une situation qui risque d’entraîner des visions opposées de notre devenir énergétique, des attentes contradictoires, nuisibles aux efforts concertés nécessaires pour réussir la transition.

L’Inflation Reduction Act, le grand virage américain et mondial

Le Devoir, 17 août 2023

Yvan Cliche
L’auteur est fellow, spécialiste en énergie, au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.


Il y a un an cette semaine, les Américains adoptaient l’Inflation Reduction Act (IRA). Peu connue chez nous, cette loi est pourtant en train de révolutionner le paysage énergétique, économique et politique des États-Unis, et même du monde.

L’IRA est une loi tous azimuts dont la portée s’annonce aussi durable que profonde : en plus de l’énergie, elle englobe les questions du climat, de la réindustrialisation des États-Unis et de la sécurité nationale.

Sur le plan climatique, cette loi devrait permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’environ 40 % par rapport au niveau de 2005 aux États-Unis, et ce, d’ici la décennie 2030.

Sur le plan industriel, avec ses généreux incitatifs fiscaux en faveur des énergies à faible émission, l’IRA vise à attirer des investissements massifs dans la construction d’usines qui serviraient à la production de véhicules électriques, de batteries, de bornes de recharge, de panneaux solaires, d’éoliennes et d’hydrogène. Selon Goldman Sachs, cette loi suscitera d’ici 2032 des investissements colossaux (3000 milliards de dollars) dans les technologies à faible émission de carbone.

En toile de fond, cette réindustrialisation voulue par le gouvernement Biden repose aussi sur des raisons de nature politique. Il espère en effet que l’IRA, par la création de bons emplois industriels, tempérera la rancoeur d’une frange importante de la population américaine à l’égard de la désindustrialisation entreprise dans les années 1980, laquelle a grandement contribué au phénomène Trump. Entre 1979 et 2019, les États-Unis ont perdu près de 7 millions d’emplois dans le secteur manufacturier. Une chute de 35 %.

Enfin, l’IRA est aussi pour Washington une politique de sécurité nationale. Tout comme le CHIPS and Science Act, signé en 2022 et visant le rapatriement de la production de micropuces (pour les ordinateurs, les appareils électroniques, etc.), l’IRA cherche à ramener en territoire américain des chaînes d’approvisionnement stratégique liées à la transition énergétique. Car aujourd’hui, la Chine domine à hauteur de 80 % la chaîne d’approvisionnement mondiale en panneaux solaires (et en minéraux nécessaires à leur fabrication). Une situation inconfortable pour Washington en raison des tensions avec Beijing.

Ce tournant géopolitique impulsé par l’IRA est confirmé dans un discours important livré en avril par le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan. Celui-ci soulignait combien la pandémie et l’action de la Russie en Ukraine ont fait prendre conscience à tous des dangers d’une dépendance dans l’approvisionnement en biens stratégiques. Il y constate les failles des chaînes d’approvisionnement localisées à l’étranger au nom d’un marché mondialisé qui est supposément plus efficient, mais qui place le pays dans une situation de vulnérabilité.

Pour y remédier, il préconise donc un grand virage guidé par des politiques vigoureuses et appelant les gouvernements à investir massivement dans la transition énergétique et dans la mise en place de chaînes d’approvisionnement diversifiées permettant son déploiement.

Le Québec doit en tenir compte, au risque de manquer le train de cette vaste transition. Cet automne, l’adoption de nouvelles lois concernant Hydro-Québec et la Régie de l’énergie est prévue. C’est un événement rare au Québec, et il devrait placer la transition vers des énergies propres au coeur du mandat des deux organismes.

Cette nouvelle gouvernance de nos institutions énergétiques est devenue nécessaire dans un contexte de concurrence accrue pour les usines productrices de technologies vertes. Elle devrait inciter le Québec à accélérer la cadence en matière de transition, à l’exemple de notre voisin américain.







Énergies propres. Le Québec prêt pour un grand départ

La Presse, 21 juillet 2023

Le Québec est plongé en plein été, et le temps qu’il fait, une vieille tradition chez nous, alimente les discussions, fait la manchette. Mais, cette fois, pas uniquement pour savoir s’il fera beau pour accueillir la famille, les amis : les médias rapportent quotidiennement des records de chaleur battus ici et là, mettant l’enjeu des changements climatiques au cœur de l’actualité.

Mis à jour le 21 juillet

Yvan Cliche

YVAN CLICHE
FELLOW, CERIUM; FINALISTE (GRAND PUBLIC) DU PRIX HUBERT-REEVES 2023 POUR SON LIVRE JUSQU’À PLUS SOIF – ENJEUX ET CONFLITS ÉNERGÉTIQUES (FIDES, 2022)*

Pendant ce temps, une vaste transformation industrielle se déploie. Par exemple, les grands producteurs automobiles, pour les batteries électriques dont la fabrication requiert beaucoup de minéraux, s’allient à des sociétés minières. Sans surprise, l’industrie des mines est en pleine ébullition : elle s’est placée au cœur de la transition énergétique.

À preuve, l’Agence internationale de l’énergie vient de publier, pour la toute première fois, un bilan des investissements non pas énergétiques, mais miniers dans le monde⁠1. Le rapport nous apprend que le marché des minéraux nécessaires aux batteries, panneaux solaires, éoliennes et autres technologies propres a doublé, en à peine cinq ans.

On aura en effet bien besoin de cobalt, de cuivre, de lithium, de nickel pour poursuivre la course à la fabrication de ces équipements liés à la transition, une industrie dans laquelle la Chine a pris depuis 10 ans une avance considérable.

Aux États-Unis, en août qui vient, on soulignera la première année de l’adoption de l’Inflation Reduction Act (IRA), cette costaude loi proclimat de quelque 400 milliards de dollars : des analyses seront produites, et elles indiqueront vraisemblablement une hausse considérable des investissements liés à la transition énergétique chez notre voisin.

Fait intéressant à noter, ces investissements se font souvent dans des États républicains, plus ruraux, avec de plus grands espaces pour accueillir des éoliennes, des parcs solaires, de grandes usines de batteries⁠2. Un atout qui devrait permettre à l’IRA de perdurer, même s’il y a un changement de la garde à Washington avec la prochaine présidentielle en 2024.

Le Canada, on le sait, a suivi le mouvement en faveur des énergies propres, il ne pouvait faire autrement : des crédits d’impôt ont été adoptés lors du dernier budget fédéral, au printemps, y compris pour l’hydroélectricité, un précédent.

Un plan stratégique de rupture

Et le Québec dans tout cela ? L’ancienne direction d’Hydro-Québec, sous Sophie Brochu, a livré en 2022 un plan stratégique qui marquait une rupture, prenant fait et cause pour la transition.

Ce document reste une excellente feuille de route, identifiant avec précision les grands défis de l’évolution nécessaire du réseau électrique : efficacité énergétique, résilience, développement de la production, hydroélectrique et éolienne notamment, et interactivité, bidirectionnalité dans la relation client.

Interactivité, car le citoyen pourra, et devra, jouer dorénavant un rôle bien plus actif dans la gestion de sa consommation, ce qui sera fort utile en période de pointe.

Le Québec tient présentement une consultation sur les énergies propres, et les rapports doivent être soumis au plus tard le 1er août : le jour même de l’entrée en fonction d’un nouveau PDG à Hydro-Québec, Michael Sabia, un homme qui en imposera si on se fie à son parcours professionnel d’exception.

On assistera donc à l’automne à l’aboutissement de cette consultation. Avec des mesures législatives et autres favorisant l’adoption de technologies pour une optimisation de notre consommation d’électricité et le développement de nouvelles sources de production : elles permettront d’assurer à terme notre sécurité énergétique.

Un nouveau monde s’ouvre, une nouvelle géopolitique de l’énergie se met en place, un bouleversement économique de grande amplitude prend forme.

De ce qu’on a vu des échanges tenus en mai dernier lors de la consultation en présentiel organisée par le gouvernement, et des discussions depuis, la plupart des acteurs du secteur énergie au Québec sont prêts.

Ils sont sûrs de pouvoir tirer leur épingle du jeu et de contribuer à faire du Québec un phare mondial de la transition énergétique. À l’automne, avec ses mesures, on s’attend à ce que le gouvernement donne le grand signal de départ pour ancrer solidement le Québec dans cette révolution industrielle verte devenue incontournable.

1. Consultez la Critical Minerals Market Review 2023

2. Lisez « Clean Energy Is Suddenly Less Polarizing Than You Think » (en anglais, avec abonnement)

* L’auteur agit actuellement à titre de consultant auprès d’un organisme qui soumet un rapport lors de la présente consultation sur les énergies propres. Cette opinion est indépendante et n’engage que lui-même.

Les grandes pétrolières délaissent la transition énergétique

La Presse, 4 juillet 2023

Le 28 juin, on apprenait le départ du responsable des énergies renouvelables chez la pétrolière Shell, après une restructuration reléguant ce secteur d’activité aux unités géographiques de l’entreprise.

YVAN CLICHE
FELLOW, CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIONALES DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (CÉRIUM)

La nouvelle n’est pas passée inaperçue dans le milieu de l’énergie. L’arrivée en 2021 chez cette major britannique de ce cadre venant de la société danoise Orsted, Thomas Brostrom, avait inspiré les partisans de la transition énergétique. Car Orsted est l’exemple parfait d’une société ayant volontairement délaissé les énergies fossiles au profit des renouvelables, notamment l’éolien extracôtier, et ce, en seulement une dizaine d’années.

Si ce départ retient l’attention, c’est qu’il est symptomatique du manque réel de volonté de la part du « Big Oil » de basculer dans les énergies renouvelables.

Si les entreprises du « Big Oil » sont bien connues du grand public (les américaines ExxonMobil et Chevron, les européennes BP, Shell, TotalEnergies, etc.), il faut rappeler qu’elles sont responsables d’à peine 15 % de la production mondiale de pétrole. La majorité est assurée par les sociétés d’État de quelques pays producteurs, tels que l’Arabie saoudite, la Chine, l’Iran, le Qatar, la Russie et le Venezuela.

Étant sous la houlette de régimes non démocratiques, ces firmes ne subissent pratiquement aucune pression de la société civile visant à mettre sérieusement en œuvre des stratégies de décarbonation et de transition vers des énergies peu ou pas carbonée.

C’est le contraire pour les entreprises privées. Établies dans des pays démocratiques tels que les États-Unis, le Canada, la France et la Grande-Bretagne, elles sont cotées en Bourse, propriété de divers actionnaires, et sont davantage soumises aux pressions des analystes financiers et de la société civile.

Changement de cap ?

Parmi celles-ci, les entreprises européennes ont répondu à ces pressions en mettant le pied dans le secteur des énergies renouvelables au cours des dernières années. Elles l’ont fait dans des proportions modestes, mais tout de même appréciables à l’échelle des projets, étant donné le gigantisme de ces entreprises, dont les investissements annuels se chiffrent en dizaines de milliards.

Mais l’année 2022 semble avoir considérablement affaibli cette volonté, alors que les pétrolières ont engrangé des profits records. Leurs actionnaires, après une décennie de rendements inférieurs aux attentes, ont demandé à être grassement rétribués.

Par conséquent, les dirigeants sont plus que jamais encouragés à poursuivre résolument leurs activités dans la production pétrolière et gazière au lieu de réinvestir une partie de leurs profits dans les énergies renouvelables. En langage financier, ils veulent désormais rester des pure players, soit des entreprises collant à leurs activités centenaires.

Outre Shell, la firme BP a elle aussi indiqué vouloir réduire la voilure de ses ambitions de décarbonation pour le reste de la décennie. Alors qu’elle avait pour objectif de baisser de 40 % sa production de pétrole et de gaz d’ici 2030 par rapport à 2019, elle vient de ramener cet objectif à 25 %.

Plus que jamais, le point de vue du « Big Oil » est de déployer des efforts pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre liées à ses propres activités tout en ouvrant grandes les valves de la production pétrolière et gazière. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande mondiale de pétrole augmentera de 2,4 millions de barils par jour cette année, pour atteindre 102,3 millions de barils par jour, un record.

Il y avait bien quelques espoirs que les ressources exceptionnelles dont jouissent ces entreprises soient mises au service de la transition énergétique. Mais tout porte à croire à présent que le « Big Oil » ne contribuera pas, au cours de cette décennie, à ce vaste chantier, qui est pourtant le grand défi de notre temps.

Transition énergétique – Notre dépendance aux minéraux, un enjeu critique

La Presse, 27 mai 2023

Près d’une centaine d’experts se sont réunis à Montréal le 15 mai dernier à l’initiative du ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie afin de discuter de l’avenir des énergies propres au Québec. De nombreux enjeux tous plus pertinents les uns que les autres ont été abordés, mais il y avait un grand absent : la donne géopolitique et la disponibilité des ressources minérales, indispensables au projet de décarbonisation de notre économie.

Yvan Cliche

YVAN CLICHE
FELLOW, CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIONALES DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (CERIUM) ET INSTITUT CANADIEN DES AFFAIRES MONDIALES

La transition énergétique dans laquelle nombre de pays et d’administrations, dont le Québec, veulent s’engager est en effet fortement dépendante de la donne géopolitique, laquelle comporte des risques qu’il pourrait nous être funeste de négliger. À l’heure actuelle, les plus grands risques à l’horizon sont la concentration géographique des minéraux nécessaires à la transition et la domination quasi complète de la Chine, notamment dans le raffinage.

Il faut rappeler que la transition nécessite des minéraux tels que le cobalt, le cuivre, le nickel, le graphite, le lithium et les éléments de terre rare.

Par exemple, un véhicule électrique exige six fois plus de minéraux qu’un véhicule à essence, notamment pour la batterie.

Un parc éolien exige quant à lui substantiellement plus de minéraux qu’une centrale au gaz de même taille. Et l’électrification veut dire plus de fils, donc plus de cuivre.

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Le cas du cuivre – le métal de l’électrification – est notoire et suscite l’inquiétude de plusieurs observateurs. Selon un rapport de la réputée firme d’analyse S&P Global publié en 2022, « à moins qu’une nouvelle offre massive ne soit mise sur le marché en temps voulu, l’objectif d’émissions nulles d’ici 2050 sera hors de portée. Au XXIe siècle, la pénurie de cuivre pourrait devenir une menace déstabilisante pour la sécurité internationale. Les défis que cela pose rappellent la course au pétrole du XXe siècle, mais ils pourraient être accentués par une concentration géographique encore plus forte des ressources de cuivre⁠1 ».

Géopolitique des mines

Pas moins de 60 % des gisements de cette ressource se trouvent aujourd’hui dans cinq pays seulement : le Chili, le Pérou, la Chine, la République démocratique du Congo et les États-Unis.

Cela fait dire à bien des experts que la géopolitique de l’énergie se confondra de plus en plus avec la géopolitique des mines.

L’autre enjeu a trait à la domination de la Chine en matière de raffinage des minéraux. Depuis une trentaine d’années, les pays développés se sont départis de leur production industrielle, principalement au profit de l’Asie, afin de diminuer le coût des produits de consommation. La Chine en a profité pour devenir un pays manufacturier, mais aussi celui de la transition et des minéraux requis pour celle-ci.

Aujourd’hui, plus de la moitié des investissements mondiaux dans les énergies renouvelables sont d’origine chinoise. La Chine a ainsi développé une chaîne d’approvisionnement efficace et une expertise unique.

Le pays raffine maintenant près de 75 % du cobalt utilisé dans le monde, environ 70 % du graphite, 67 % du lithium et 63 % du nickel.

Du côté des batteries, la Chine produit 77 % des cathodes et 92 % des anodes, en plus d’avoir la mainmise sur environ 80 % des composantes nécessaires à la confection des panneaux solaires⁠2.

Les États occidentaux se sont réveillés bien tard face à ce développement fulgurant. Voilà à peine trois ou quatre ans que ces pays, dont les États-Unis, se sont précipités pour tisser des alliances – notamment avec le Canada, qui a de grandes ressources minières et une forte expertise en la matière – pour tenter de se défaire autant que possible de cette dépendance envers un seul fournisseur. Or, cela prendra du temps… Entre-temps, il faut espérer que la Chine de Xi Jinping n’imitera pas la Russie de Vladimir Poutine, qui a maintes fois tenté d’utiliser le gaz naturel russe comme une arme afin d’assujettir une Europe qui en était fortement dépendante. D’ailleurs, Pékin l’a déjà fait en 2010 avec ses exportations de minéraux, à l’encontre des États-Unis, de l’Union européenne et du Japon. L’affaire a finalement été résolue à l’Organisation mondiale du commerce en 2014, en défaveur de la Chine.

Afin de réussir la transition énergétique au Québec comme ailleurs, il sera difficile de se priver de la Chine, de ses minéraux et de ses capacités de raffinage, ainsi que des autres pays qui dominent le marché des minéraux. Mais il faudra accélérer considérablement la diversification de notre approvisionnement si l’on souhaite atténuer les risques de nature géopolitique.

1. Lisez « The Future of Copper : Will the looming supply gap short-circuit the energy transition ? » (en anglais)

2. Lisez « Can the World Make an Electric Car Battery Without China ? » (en anglais)

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