La Presse, 30 novembre 2023
Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.
YVAN CLICHE
FELLOW AU CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIONALES DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (CERIUM) ET AUTEUR DU LIVRE JUSQU’À PLUS SOIF – ENJEUX ET CONFLITS ÉNERGÉTIQUES
Avec des livraisons russes de gaz réduites de près de 80 % par rapport au niveau d’il y a à peine deux ans, l’Europe doit évaluer si elle dispose d’assez d’énergie pour se chauffer cet hiver.
L’an dernier, le Vieux Continent, pris de cours par la baisse historique des approvisionnements de la Russie, a joué de chance. Des températures clémentes, un marché du gaz moins tendu en raison de la politique de confinement en Chine, mais aussi des efforts de réduction de la demande ont permis aux pays de l’Union européenne de passer au travers.
Un tel concours de circonstances pourrait bien ne pas se reproduire cette année. Un hiver plus rude, une réduction totale des approvisionnements russes et une demande énergétique plus forte en Chine pourraient placer le continent dans une situation inconfortable.
Un retournement historique
Avant l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe, et en particulier l’Allemagne, tirait de la Russie presque la moitié de son gaz, requis pour le chauffage, la production d’électricité et ses usages industriels.
Ces ventes majeures de gaz, à prix concurrentiel, ont grandement contribué à la puissance économique des Allemands depuis 50 ans.
Ces ventes fossiles avaient aussi une forte portée politique. Elles avaient été envisagées dès les années 1970 comme une mesure de rapprochement entre l’Union soviétique de l’époque et le camp occidental. L’Ostpolitik (politique vers l’Est) visait, pour les dirigeants ouest-allemands, à créer une dépendance mutuelle propice à la paix durant cette période tendue de la guerre froide.
Les gazoducs Nord Stream 1 (2011) et Nord Stream 2 (2022), reliant directement la Russie à l’Allemagne avec des tuyaux passant sous la mer Baltique, étaient un prolongement de cette vision et rendaient l’Europe encore plus dépendante du gaz russe.
Ces gazoducs sont depuis inopérants, notamment à la suite d’actes de sabotage commis en septembre 2022, dont la responsabilité n’a pas encore été établie.
Depuis 2022, Moscou a décidé de diminuer les approvisionnements en réplique aux sanctions économiques prises contre la Russie par les pays occidentaux. La situation a forcé les Européens à mettre en place, à toute vapeur, une série d’actions pour composer avec les prochaines périodes hivernales, des moments où la consommation de gaz est nettement plus élevée.
Il faut d’abord analyser le niveau du stockage. En général, le continent commençait l’hiver avec des stocks jamais au maximum de leur capacité. Cet hiver, les réservoirs sont pleins.
Ensuite, le continent européen, notamment l’Allemagne, s’est doté de terminaux temporaires d’importation de gaz naturel liquéfié, avec une capacité accrue de 20 %, ce qui lui permet d’en importer d’ailleurs que de la Russie, notamment des États-Unis et du Qatar.
Enfin, l’Europe a fait des gestes d’envergure pour réduire sa demande en gaz, grâce à une utilisation plus sobre de l’énergie. Avec des prix très élevés, le continent a consommé environ 15 % moins de gaz que l’année précédente. Il vise le même objectif cet hiver. C’est ambitieux.
Recul de l’influence russe
L’Europe espère un autre hiver pas trop rude, aucune variation subite du marché mondial et le maintien des approvisionnements actuels de la Russie.
On a aussi accéléré la mise en place de panneaux solaires (+ 50 %), de thermopompes (+ 40 %), avec 3 millions d’unités installées : il s’agit d’un record.
De plus, Électricité de France, aux prises l’an dernier avec des délais de maintenance ayant limité significativement sa production, a pu augmenter la disponibilité de son parc d’équipements en prévision de l’hiver qui s’installe, ce qui améliore aussi sa capacité à échanger avec les pays voisins.
Chose certaine, l’Europe a définitivement tourné le dos à l’énergie venant de la Russie, et ce, quelles que soient les évolutions politiques qui pourraient survenir dans ce pays.
C’est un nouvel alignement géopolitique, qui porte ombrage à l’avenir du secteur énergétique de la Russie, le pilier fondamental de sa puissance économique et de son influence en Europe.
À la COP28, n’oublions pas l’Afrique
Le Devoir, 7 décembre 2023
Yvan Cliche
L’auteur est spécialiste en énergie et fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).7 décembre 2023
De grands débats ont lieu à cette 28e édition de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques qui se tient à Dubaï. Pour la première fois, les échanges portent principalement sur la place des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) dans le mix énergétique.
Il est de mise de placer cet enjeu au coeur des engagements à prendre au cours de cette conférence. Les énergies fossiles représentent toujours plus de 80 % de la production énergétique mondiale, soit la même proportion qu’il y a… trois décennies ! Et elles sont responsables à elles seules de plus des trois quarts des émissions de gaz à effet de serre (GES). Il est donc plus que temps d’en parler.
Un autre enjeu ne devrait pas être évité pour autant : l’appui aux pays en développement, notamment ceux de l’Afrique, pour une économie décarbonée et l’adaptation aux effets des changements climatiques.
Pourquoi l’Afrique ? La population du continent devrait presque doubler d’ici à peine 30 ans, passant de plus d’un milliard à plus de deux milliards d’habitants. Il s’agit aussi du continent qui subit le plus durement les effets dévastateurs des changements climatiques. Neuf des dix pays les plus vulnérables de la planète s’y trouvent : le Tchad, la République centrafricaine, la Guinée-Bissau, l’Érythrée, la République démocratique du Congo, le Soudan, le Niger, le Zimbabwe et le Liberia.
Non sans injustice, le continent ne contribue pourtant qu’à hauteur de 4 % aux émissions mondiales de GES, même s’il représente 17 % de la population mondiale. Il concentre d’ailleurs le plus grand bassin de personnes sans accès fiable à l’énergie, soit quelque 600 millions.
Trop peu du Canada
Un fonds très attendu vient d’être annoncé afin que les pays riches aident les pays en développement à compenser les « pertes et dommages » attribuables au climat. Le Canada a répondu présent et a annoncé une mise de fonds initiale de 16 millions de dollars. C’est un appui de démarrage, dit Ottawa, car une telle somme est bien trop mince pour avoir un réel impact. Les fonds totaux avoisinent pour l’heure les 500 millions. Une goutte d’eau dans l’océan.
Les besoins financiers du continent en matière climatique sont en effet immenses. L’Afrique dit nécessiter pas moins de 2800 milliards d’ici 2030 afin de pouvoir respecter ses engagements pour la lutte et l’adaptation aux changements climatiques, et investir dans des projets de développement qui soient durables.
En matière d’énergie notamment, le continent n’a développé qu’une fraction de son immense potentiel. Par exemple, en hydroélectricité, la Banque africaine de développement estime celui-ci à 350 000 mégawatts, dont seulement 7 % ont été exploités. Il en est de même pour l’éolien et le solaire : seulement 1 % du potentiel a été exploité.
La Banque exhorte depuis des années la communauté internationale à faire bien davantage, y compris le secteur privé, car l’Afrique ne reçoit présentement que 3 % du financement climatique mondial et ce, dans des projets à petite échelle, sans réel impact pouvant soutenir un développement socioéconomique conséquent.
Pour le Canada, le Québec et les autres pays riches, ce n’est pas que charité que de soutenir ces besoins de financement. Les émissions de GES ne connaissent pas les frontières. Un GES émis au Canada ou en Afrique est tout aussi néfaste pour le réchauffement du climat. Mais il s’agit surtout d’accompagner un continent qui abritera bientôt un humain sur quatre et qui doit plus que tout autre trouver les moyens financiers de s’adapter à ce phénomène délétère.