Gilles Kepel, Passion arabe. Journal, 2011-2013, Paris, Gallimard, 2013.
Nuit blanche, no.133, janvier-février-mars 2014
Arabisant avantageusement connu en France, où il est professeur et chercheur, apprécié aussi aux États-Unis où sa renommée en fait un expert dont les ouvrages sont traduits, Gilles Kepel livre un (très) intéressant témoignage sur les pays arabes suite aux profonds bouleversements connus dans cette région depuis janvier 2011, avec la Révolution tunisienne.
Ses pérégrinations l’ont fait séjourné, souvent deux fois plutôt qu’une, sur une courte période de deux ans, dans la plupart des pays arabes influents ou aux prises avec des soubresauts : Arabie, Bahreïn, Égypte, Liban, Libye, Oman, Qatar, Syrie, Tunisie, Yémen, voire Turquie qui est la puissance montante du monde musulman et un modèle pour plusieurs révolutionnaires. Avec ses entrées cultivées dans la région depuis nombre d’années, l’auteur a pu rencontrer plusieurs des acteurs qui sont aux premiers rangs de l’Histoire qui s’y déploie, au jour le jour : par exemple, en Tunisie, il a pu avoir des entretiens approfondis avec le dirigeant d’Ennahda, Rached Gannouchi, l’ex Premier ministre Hamadi Jebali, l’intellectuel de renom Yadh Ben Achour.
Le récit est tout sauf une plate et froide description de ce qui se passe dans la région par un savant repu. On y lit au contraire une histoire, faite de constats, de réflexions, parsemées d’émouvants souvenirs d’une région que l’auteur, qui aura bientôt 60 ans, étudie avec passion depuis sa prime jeunesse.
Grâce à une écriture alerte et riche d’une profonde culture historique, M. Kepel nous fait effectivement le plaisir de se dévoiler, en petites touches, ce qui rend selon moi la lecture beaucoup du livre plus vivante.
Une des conclusions importantes que l’on dégage de cet ouvrage est l’influence grandissante de la pensée wahhabite saoudienne au sein des masses arabes, favorisée par l’expansion du paysage télévisuel : l’auteur se remémore ses premiers voyages dans le monde arabe et ses flirts de jeune célibataire avec quelques jeunes filles de la région, majoritairement non voilées. Aujourd’hui, de telles idylles seraient quasiment impossibles tellement s’imprègne une interprétation rigide de l’islam, comme on le constate par la multiplication du port du voile chez les musulmanes.
« La manne pétrolière a donné aux wahhabisme saoudien des moyens incommensurables (…) et a permis à l’Arabie de dominer culturellement l’expansion contemporaine de l’islam sunnite dans une acceptation conservatrice et rigoriste qu’elle huile de ses pétrodollars ».
Il y aurait beaucoup d’autres enseignements à tirer de ce livre, et malgré cela, on en aurait voulu encore plus. Car M. Kepel nous convie à une plongée vraiment captivante dans un monde jugé autrefois immobile, mais qui s’est remis dans l’Histoire, avec des défis de développement rien de moins que titanesques.