Blogue du CORIM, 21 octobre 2024
C’est arrivé bien subitement. En quelques tout petits mois, en 2022, Hydro-Québec et le Québec énergétique passaient d’une ère à une autre. Une ère où la société d’État nageait dans les surplus d’électricité, qu’elle cherchait à écouler auprès de ses clients actuels ou futurs. Puis, subitement, Hydro-Québec s’est vue plonger dans une autre époque, celle où son électricité est devenue une denrée précieuse, à livrer avec tact et parcimonie…
Que s’est-il donc passé pour que l’on bascule, subitement, d’un tel cycle à un autre, si différent, en somme son contraire ?
Un contexte mondial fortement perturbé
Ce revirement inattendu laisse encore plusieurs citoyens soucieux et dubitatifs. D’autant qu’il s’est opéré sur un bien court laps de temps.
Une première explication à ce virage à 180 degrés est à trouver dans les progrès des énergies renouvelables. Les énergies éolienne, solaire, les batteries ont connu des baisses substantielles de coûts depuis une douzaine d’années, de l’ordre de 60% à 90%. La mise à l’échelle de ces technologies, rendue possible par leur déploiement massif en Chine, a permis aux gouvernements d’êtres plus ambitieux dans leurs objectifs de décarbonation, qui repose sur de l’électricité sans émissions de gaz à effet de serre (GES). Et donc d’exiger des acteurs économiques des bilans plus ambitieux en matière de production décarbonée.
Une deuxième explication de ce basculement en matière énergétique tient à l’invasion russe de l’Ukraine. En envoyant des fantassins capturer le territoire de son voisin, Moscou a déclenché la « pire crise énergétique de l’Histoire moderne », dit l’Agence internationale de l’énergie. À preuve, en Europe notamment, à la suite de l’invasion russe, les prix du gaz sont passés d’une moyenne de 47 euros/mégawattheures en 2021 à 132 euros/mégawattheures en 2022, avec une pointe de 311 euros/mégawattheures en août 2022.
Après une pandémie qui avait fait prendre conscience de notre vulnérabilité face aux chaînes d’approvisionnement mondialisées, ces prix stratosphériques de l’énergie ont accéléré la volonté des États et des entreprises de limiter leur exposition face aux énergies fossiles, provenant de pays étrangers. Donc de placer la barre plus haute pour la décarbonisation de leur production.
Renforcer la sécurité énergétique
Par exemple, l’Union européenne a adopté, en avril 2022, son REPowerEU, signalant la ferme volonté du continent de renforcer sa sécurité énergétique grâce aux énergies renouvelables, de se séparer du gaz russe dès 2027, et de le remplacer par d’autres fournisseurs plus fiables, dont les États-Unis, devenus depuis le plus grand fournisseur de gaz pour l’Europe.
Une troisième explication : les impacts de plus en plus visibles et fréquents des caprices du climat (feux de forêt en nombre nettement plus important, inondations et autres événements climatiques extrêmes), un phénomène largement prévu par les travaux du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), sous l’égide de l’ONU.
Les jeunes ont porté cette inquiétude envers les variations climatiques, avec des manifestations de grande envergure interpellant directement les décideurs.
Quatrième élément explicatif : la communauté internationale a multiplié les engagements d’émission carboneutre à l’horizon 2050. Ainsi, selon le Climate Action Tracker, les engagements carboneutres pour 2050 ont cru de manière significative entre 2021 et 2023 : de 73 États et régions à 145 ; de 155 villes d’importance à 252 ; et, fait important pour ce qui nous concerne, de 417 à 929 grandes entreprises, soit une hausse de plus de 100 %. En seulement deux ans. Résultat, presque tout le PNB mondial est maintenant couvert par des engagements carboneutres.
En engageant maintenant cette transition, avec un réseau d’électricité déjà décarboné, un rare avantage, le Québec a l’occasion de développer, un peu avant tout le monde, une expertise de pointe en décarbonation et en électrification de l’économie.
Utiliser de l’électricité décarbonée
Pour ces entreprises, y compris au Québec, un des meilleurs moyens d’arriver à cette neutralité carbone est de convertir sa production en utilisant non plus des énergies fossiles, mais de l’électricité décarbonée. Or, le Québec est un des rares endroits au monde où cette électricité est produite pratiquement sans émission…
Enfin, cinquième explication, une des plus importantes : la course industrielle engagée en faveur des technologies décarbonées, initiée par l’adoption, à l’été 2022, de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis.
Cette loi phare, courant jusqu’en 2032, offre de généreuses mesures fiscales, à la hauteur de 400 milliards de dollars, aux technologies propres en matière de production et d’utilisation de l’énergie : éolien, solaire, hydrogène vert, batteries, capture du carbone, etc.
Cette mesure législative a marqué la fin d’un monde et le début d’une nouvelle ère, celle où les États reprennent fermement en main leur politique industrielle et énergétique.
L’entrée dans cette nouvelle ère a été bien décrite dans un discours historique prononcé par le conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan, en avril 2023. Les États-Unis, signale-t-il, s’engagent résolument dans la voie de la réindustrialisation, par le développement accéléré des énergies propres : usines de production de panneaux solaires, usines de batteries, construction de parcs éoliens, de centrales nucléaires, développement d’une industrie de l’hydrogène notamment.
L’Inflation Reduction Act a aussi une portée géopolitique. La loi vise à s’attaquer frontalement à la domination de la Chine en matière d’énergie décarbonée. La Chine a en effet la mainmise sur les chaines d’approvisionnement des énergies éolienne, solaire, et des batteries, entre autres. Elle occupe aussi une position déterminante sur les minéraux critiques nécessaires au développement de ces technologies, grandes utilisatrices de minéraux (cobalt, graphite, lithium, etc.).
Avec l’IRA, Washington vise à éroder l’avantage chinois, et aussi à coiffer la Chine comme leader dans la transition vers des énergies propres, qui seront au cœur de l’économie mondiale du 21e siècle.
Une pluie de demandes en mégawatts s’abat sur le Québec
Tous ces facteurs (mise à l’échelle des énergies renouvelables, invasion russe et crise énergétique ; catastrophes climatiques et engagements carboneutres ; course industrielle en faveur des énergies renouvelables) ont grandement contribué à éveiller les investisseurs sur l’intérêt offert par le Québec.
Comme terre d’accueil fertile pour les entreprises voulant décarboner leur production. Un des rares endroits dans le monde où l’électricité est déjà produite sans émission importante de GES. Cette mention d’Hydro-Québec, dans un rapport soumis au gouvernement en janvier 2023, atteste de ce revirement :
« Les entreprises attirées par la faible empreinte carbone de notre électricité et la compétitivité de nos tarifs ont transmis à Hydro-Québec des demandes d’alimentation équivalant à la moitié de la puissance installée du parc d’Hydro-Québec : plus de 80 projets de plus de 50 MW, pour environ 20 000 MW ; plus de 150 projets de 5 à 50 MW, pour environ 3 000 MW. »
Pour ces demandeurs de mégawatts, le Québec présente de forts atouts : un réseau vaste et performant (en général) ; des prix compétitifs en électricité ; une société où règne la règle de droit, donc une juridiction fiable, de confiance ; un environnement enviable en matière de qualité de vie.
Une donne qui a complètement bouleversé la situation énergétique du Québec. D’autant que la province a, elle-même, au tournant des années 2020, pris la mesure, notamment sous l’administration de la PDG d’Hydro-Québec Sophie Brochu (2020-2023), des défis majeurs liés à la décarbonation.
La décarbonation signifie une transition des énergies fossiles vers de l’électricité propre. Avec une économie qui dépense quelque 10 milliards annuellement à importer du pétrole et du gaz, le Québec s’est lui-même retrouvé en position d’avoir besoin de bien plus d’électricité.
Cette demande pressante pour les mégawatts propres du Québec constitue en fait un beau problème.
Mais il entraîne des défis majeurs concernant la répartition de ces précieux mégawatts : ceux à consacrer à la décarbonation de notre économie et ceux qui doivent être rendus disponibles en faveur du développement de l’économie, de nouvelles filières prometteuses, comme les batteries ; ceux à consacrer aux investisseurs étrangers et ceux déjà présents sur le territoire québécois.
Sur le plan de son image internationale, en engageant maintenant cette transition, avec un réseau d’électricité déjà décarboné, un rare avantage, le Québec a l’occasion de développer, un peu avant tout le monde, une expertise de pointe en décarbonation et en électrification de l’économie.
Et, qui sait, devenir un acteur d’importance dans l’économie mondiale de la transition et un acteur d’influence dans la diplomatie énergétique et climatique de demain…
Article rédigé par:
Yvan Cliche
Fellow et chercheur en énergie au CÉRIUM
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.
