Les Arabes et l’islam dans le regard de l’Occident

Revue Dires, les préjugés, vol.8, no.2, automne 1990

« Aujourd’hui, il ne doit plus y avoir de place pour l’inimité, la haine et l’hostilité mutuelle, dans les questions religieuses. Il ne doit plus être permis de s’abriter derrière la religion pour pousser les gens à se haïr. »
-Kamel Husayn

Fréquemment, lorsque nos médias parlent du monde arabe et de l’Islam, des personnalités d’origine arabe élèvent la voix pour souligner le caractère biaisé des reportages transmis au grand public. Après l’invasion du Koweit par l’Irak de Saddam Hussein, le journal La Presse du 29 août 1990 publiait, dans sa page Opinions, un témoignage vitriolique d’un étudiant tunisien qui dénonçait, à propos de l’Irak, la diffusion d’informations « délibérément fausses » et l’image « fausse et déformée de la réalité qui en résulte ». De même, Fatima Houda-Pépin, présidente du Centre maghrébin de recherche et d’information à Montréal, est souvent intervenue publiquement, au cours de colloques ou lors d’articles dans les journaux, pour souligner « la paranoïa des médias à l’égard de l’Islam ».

En liminaire d’un article qu’elle a écrit pour La Presse, elle mentionne : « L’information sur l’Islam est tronquée, volontairement ou involontairement biaisée. Elle est déficiente à bien des égards, entre autres au niveau de l’importance que les médias accordent à l’Islam, du type de traitement et des préjugés qu’ils véhiculent ».

Ce ne sont là que quelques exemples, qui démontrent la sensibilité de la communauté arabe et musulmane face au traitement négatif que font les médias et par extension la littérature, du monde arabe et de l’Islam.

D’emblée, il faut préciser que ce texte n’a aucune prétention scientifique. Il s’appuie sur l’expérience d’un séjour en pays arabes et de quelques textes écrits sur le monde arabo-musulman. Rendre compte des préjugés que les Occidentaux entretiennent à l’égard de l’Islam et des Arabes nécéssiterait des nuances au niveau des groupes, des classes sociales, en un mot des intérêts qui les expriment. Un sondage réalisé au début des années 80 aux États-Unis et portant sur la perception des Arabes démontre en effet des différences fondamentales selon la formation et l’instruction des répondants.

Les commentaires qui suivent ne procèdent pas d’une recherche exhaustive et quantitative, mais plutôt, comme mentionné plus haut, de l’expérience. Ils se veulent un survol du sujet, qui s’attarde surtout sur les préjugés du monde populaire. Il faut en effet faire une différence entre la vision populaire et celle d’un public plus cultivé. La première se situe surtout au niveau de l’imaginaire et c’est à elle que-nous nous intéressons plus particulièrement. Dernier point : nous traitons des Arabes et de l’Islam, mais cette association n’est pas innocente. En effet, dans la conscience populaire, Arabes et Islam ne sont-ils pas intimement liés ?

L’impérialisme comme toile de fond
L’Islam, soutient Maxime Rodinson, a toujours représenté un danger pour l’Occident, analogue, comme il le dit lui-même, au monde communiste face au monde capitaliste. Comme le démontre Rodinson, l’image que l’on se fait de l’Islam n’est pas sans rapport avec le contexte dans lequel s’inscrivent les relations entre l’Orient et l’Occident, en autant que ces termes peuvent être utilisés avec un minimum de sens.

En fait, la vision occidentale de l’Islam demeure encore, en cette fin de XXe siècle, fortement teintée de sa représentation médiévale. Entre le VIIe et le Xe siècle, l’Occident chrétien est « atteint dans sa chair et dans son âme par les derniers prolongements de la conquête arabe ».

Hichem Djait soutient d’ailleurs que c’est « dans cette expérience originelle de l’agression arabe que la conscience occidentale médiévale va puiser le fondement affectif de sa représentation de l’Islam, essentiellement pétrie d’hostilité ».

Deux thèmes ressortent : d’abord, l’Islam est présenté comme une religion dépravée sur le plan des moeurs sexuelles, faute attribuable au prophète Mahomet, être lascif et coupable d’une luxure sans fin. Deuxièmement, l’Islam est une religion barbare, qui prône la force. L’Islam est une « mystique de la violence », qui pousse ses adeptes au fanatisme élémentaire. Si le XVIIIe siècle, à la faveur des Lumières, jette un regard plus favorable et sympathique sur l’Islam, cet effort se butera au phénomène redoutable de l’impérialisme, qui apparaît au XIXe siècle et qui va conditionner la vision européenne de l’Orient.

L’Islam est vu comme une religion simpliste, élémentaire, comme un frein au développement. La puissance de l’Europe, sa suprématie face à un Islam sclérosé, empêtré dans une exégèse fermée à tout apport extérieur, démontre hors de tout doute que sa puissance matérielle rime avec sa puissance spirituelle.

Le sentiment de supériorité et de vérité se conjugue avec une conscience de suprématie politique et de civilisation. Le monde enfin trouve son axe puisque la force et la culture coïncident maintenant avec la vérité. L’Europe est le centre du monde et elle a une mission civilisatrice à exercer auprès des peuplades de l’Orient.

Même si cet ethnocentrisme a été quelque peu ébranlé par les secousses du XXe siècle -notamment par les deux guerres mondiales – cette dimension prédomine et marque toujours la conscience populaire en Occident. Certes, cette vision d’un Islam primaire et violent existe en parallèle avec une vision romantique, surtout présente chez un public cultivé, qui exalte un Orient mythique, pittoresque et merveilleux. Exaltation souvent alimentée par un attrait du dépaysement qui procède, chez plusieurs, d’un dégoût de l’Occident « décadent », englouti dans le piège de la consommation. L’Orient musulman représenterait ainsi un monde pur, religieux, dégagé des superficialités du monde moderne, une aire propre à une spiritualité retrouvée.

Les médias, filtre d’une image déformée des Arabes pour le citoyen ordinaire, le contact avec les Arabes et l’islam se fait surtout par l’entremise des médias. Or, depuis 1956, les événements qui nous sont rapportés du monde arabe -crise de Suez en 1956, conflit avec Israël en 1967, crise du pétrole en 1973, révolution iranienne en 1979, crise du Golfe- drainent essentiellement une image négative du monde arabe et de l’Islam. En un mot, les Arabes menacent notre sécurité énergétique et, partant, notre bien-être économique. Contrairement à d’autres pays du Tiers monde, les Arabes ne sont pas présentés comme des démunis et des victimes de l’Occident. L’élément qui ressort le plus est la menace qu’il pose à notre stabilité et à notre civilisation.

En fait, les événements cités plus haut matérialisent une image déjà présente dans notre imaginaire. Or, cette image s’inscrit dans un rapport d’hostilité. Notre point de vue sur l’Arabe est d’emblée conflictuel. Pas étonnant, dans ce contexte, que les médias concrétisent, à travers des événements ou des figures symboliques (Khadafi, Khomeyni et, plus récemment, Saddam Hussein), cette image de l’Orient fanatique en combat perpétuel contre l’Occident civilisé.

Poursuivons dans cette veine et tentons de cerner les caractéristiques de nos préjugés envers les Arabes. L’Arabe est doté d’une nature « perverse ». Il est fataliste, mais surtout, il est irrationnel. Ses actes sont donc imprévisibles. L’Arabe est assoiffé de pouvoir et, pour parvenir à ses fins, il n’hésite pas à être cruel et barbare, à faire couler le sang. Ennemi de la chrétienté, rétrograde dans ses moeurs et surtout avec les femmes, il est un ennemi d’autant plus dangereux qu’il est hypocrite, tricheur et rusé.

Ce tableau s’assombrit davantage lorsque l’on associe l’Arabe et sa religion, l’Islam. (Est-il nécessaire de rappeler que tous les Arabes ne sont pas Musulmans et que les Arabes ne forment qu’une petite minorité de la communauté musulmane ?). L’Islam est une religion fanatique, xénophobe et misogyne, qui pousse ses adeptes·à la violence et au terrorisme. L’Islam est une religion passéiste qui s’oppose à la pensée rationnelle et au progrès. Pur et dur, c’est une religion autoritaire et intolérante. Ses plus dignes représentants sont les zélotes barbus, vêtus de la djellaba, qui scandent des slogans anti-occidentaux et coupent les mains aux voleurs.

Les médias, porte-parole inconscients
Cette image, les médias n’en sont que les porte-parole inconscients, mais d’autant plus pernicieux qu’ils prétendent à l’objectivité. Il est faux de dire, comme certains le font, que l’image négative des Arabes et de l’Islam dans les médias est entretenue de façon consciente et délibérée.

Certes, on peut reprocher aux médias de donner libre cours aux préjugés populaires envers une communauté et une religion, mais ils ne jouissent pas, surtout au Québec, des ressources nécessaires, du temps et du détachement critique des chercheurs. Enfin, empêtrés dans les carcans de la compétition et des cotes d’écoute, la plupart des médias favorisent un traitement sensationnaliste des nouvelles. Pour bien des chefs de pupitre, il est plus « payant » de montrer une photo ou une image de manifestants fanatiques que d’autres aspects moins dramatiques. Or, pour un citoyen qui se contente des gros titres ou des « spots » télévisés, l’effet de ces images est d’autant plus dommageable qu’elles camouflent la complexité et de la situation et de la société présentées.

La fabrication des stéréotypes
Le sociologue Rachad Antonius s’est attardé à la fabrication des préjugés envers les Arabes dans les médias nord-américains. Selon lui, on peut distinguer trois moments de la formation de l’image stéréotypée des Arabes dans les médias.

En premier lieu, dit-il, se créent des distorsions quant à la présentation d’événements particuliers. Des faits sont ignorés, d’autres sont sortis de leur contexte, des représentations sont présentées comme des faits objectifs ou encore le traitement de la nouvelle (sa place dans le médium, la photo ou l’image qui l’accompagne) est distordu et contribue « à donner à la nouvelle un impact émotif qui est au moins aussi important que le fait rapporté lui-même ».

En second lieu, l’image est généralisée à l’ensemble de la communauté et elle est présentée comme résumant « l’essence d’une hypothétique « nature » supposément propre … » Enfin, dans un troisième temps se cristallise une image, voire une caricature, qui forme « la grille de lecture de l’actualité » qui, répétée à satiété, s’incruste dans l’inconscient collectif. En citant plusieurs exemples, Rachad Antonius démontre le traitement biaisé de l’information liée aux Arabes dans l’actualité internationale.

Ce qui l’amène à conclure que la situation internationale a plus d’effet sur l’image et les stéréotypes que l’on se fait de cette communauté que les rapports quotidiens avec la société d’accueil.

Les Arabes, simples victimes ?

Les préjugés envers les Arabes sont si ancrés dans nos attitudes que bien des Arabes vivant en Occident cachent leur appartenance à cette communauté culturelle et mettent plutôt de l’avant leur origine nationale (libanaise, égyptienne, syrienne, marocaine, par exemple). D’autres, choqués par ces préjugés, consacrent beaucoup d’énergie à faire connaître aux Occidentaux la réalité arabe et l’Islam.

Toutefois, nos amis arabes et musulmans ne sont-ils pas eux-mêmes en partie responsables de la persistance de certains préjugés ? Lors de l’appel à la mise à mort de Salman Rushdie par l’ayatollah Khomeiny, on a vu des milliers d’entre eux établis en Occident manifester bruyamment dans les rues et se livrer à des propos incendiaires contre l’écrivain. Rien pour renverser l’image de l’Islam comme religion intolérante.

Voir à la télévision les leaders de la communauté irakienne au Canada dire qu’ils iraient se battre pour Saddam Hussein, au moment où le gouvernement canadien envoie des flottes dans le Golfe, ne peut que renforcer le préjugé belliqueux et anti-occidental des Arabes. Constater que des étudiants arabes mentionnent haut et fort la supériorité de l’Islam sur le Christianisme dans les campus universitaires occidentaux n’aide en rien à combattre une certaine image de l’Islam comme entité vindicative.

Les Arabes et leurs préjugés

Quand on traite des préjugés qu’une communauté entretient envers une autre, il ne faut pas tomber dans l’angélisme. Les Arabes ont, eux aussi, une vision déformée des Occidentaux. Encore là, une étude exhaustive identifierait certainement les nuances à apporter selon les pays, l’éducation, les classes sociales. Toutefois, il est permis de dégager certains éléments importants.

Au départ, il existait une certaine admiration des Arabes et des Musulmans envers l’Occident. On vantait notamment ses réalisations techniques. Toutefois, des moments historiques bien précis ont transformé l’image de l’Occidental chez le Musulman, et plus spécifiquement chez l’Arabe. Parmi ces moments importants, citons, bien sûr, les Croisades, et plus récemment le colonialisme et l’impérialisme de même que la création de l’État d’Israël. Des événements qui sont pour les Arabes autant d’attaques de l’Occident chrétien contre l’Islam, voire un viol planifié contre le Dar al Islam (la Maison de Dieu) par une civilisation technicienne mais immorale. Viol, car cette attaque ne vaut pas seulement pour les terres, mais aussi pour la culture et l’âme de la civilisation islamique.

Le consumérisme et le sécularisme sont les deux prismes à travers lesquels les Arabes, surtout les traditionnalistes musulmans, voient les Occidentaux. Si l’Occidental moyen est un être doué pour l’invention technologique, il est dépourvu de morale. Ses valeurs sont perverties par l’attrait de la consommation et par son éloignement de Dieu. Le comportement libertin des femmes, notamment, est la preuve de ce relâchement des valeurs. Les Occidentaux, particulièrement les Américains, forment certes une civilisation riche, confortable, mais elle est sans âme, artificielle, sans attachement spirituel.

De plus, l’Occident ne respecte pas l’Islam. Il a sciemment comploté pour diviser les Arabes et les Musulmans et a supporté la création d’un État anxiogène, Israël, au détriment des habitants du territoire. Les Arabes et les Musulmans doivent donc s’unir pour déjouer les infamies que l’Occident commet contre l’Islam.

La domination de l’Occident sur l’Islam est d’autant plus humiliante et inacceptable qu’il s’agit de l’oppression des infidèles sur les vrais croyants. L’Islam est en effet la dernière révélation divine. Son asservissement ne peut qu’entraîner la propagation de la corruption et de l’immoralisme et détruire les fondements de la maison de Dieu.

Des préjugés qui nuisent à l’intégration
Ce n’est là qu’une description, sommaire et superficielle, des préjugés qui animent les rapports entre les Occidentaux et les Arabes et l’Islam. Bien sûr, ces préjugés colorent nos relations avec l’autre. Toutefois, au moment où le Québec se donne le défi de devenir une société d’accueil ouverte et tolérante, l’existence de ces préjugés nuit à l’intégration de ces nouveaux citoyens.

Campés dans des attitudes défensives, ils ne peuvent prendre une part plus active à d’autres activités qui leur permettraient de côtoyer davantage les membres de la société d’accueil. Mais cet effort de « décapage » des préjugés n’est pas facile, on le sait. Comme le souligne Hichem Djaït, « les préjugés médiévaux (envers l’Islam) se sont insinués dans l’inconscient collectif de l’Occident à un niveau si profond qu’on peut se demander, avec effroi, s’ils pourront jamais en être extirpés. »

Sources :
-Shelley Slade, « The image of Arabs in America: Analysis of a Poll on American Attitudes », Middle East Journal, 1981.
-Maxime Rodinson, La fascination de l’Islam, 1982.
-Hichem Djait, L’Europe et l’Islam, 1978.
-Edward Said, Orientalism, 1979.
-Bruno Etienne, L’islamisme radical, 1987.
-Rachad Antonius, « L’information internationale et les groupes ethniques : le cas des Arabes, Canadian Ethnic Studies, 1986.
-Bernard Lewis, « The Roots of Muslim Rage », The Atlantic, septembre 1990.

Les commentaires sont clôturés.