Le Continuum, 14 mars 1983
Entrevue avec Bahgat Korany, professeur, science politique, Université de Montréal
Pouvez-vous situer les acteurs et l’enjeu du conflit israélo-arabe, en y intégrant les dimensions historiques ?
À la base du conflit, il y a un élément très simple : c’est la création de l’État, d’Israël. Les Juifs, qui n’avaient pas d’État, ont lancé le slogan : un territoire sans peuple, pour un peuple sans territoire. Le peuple sans territoire, c’est le peuple juif, et l’état sans peuple, c’est la Palestine. Cependant, il y avait une erreur dans cette affirmation, c’est que le territoire avait un peuple, qu’on appelle maintenant les Palestiniens. De là, tout le problème; il y a deux peuples : le peuple palestinien et le peuple juif, qui se chicanent sur le même territoire. Voilà l’essence du conflit.
Quelles sont les raisons qui ont poussé des Juifs, à une époque donnée, à lancer le slogan dont vous avez fait mention ?
Les Juifs rêvaient depuis longtemps de retourner sur le territoire des ancêtres, il y a 2 000 ans, les Juifs étaient nombreux en Palestine, et donc certains ont voulu « récupérer » leur terre ancestrale. Cependant, il y avait des juifs qui, à un certain moment, auraient accepté la création d’un État d’Israël en Ouganda. Ceux qui ont insisté sur l’importance de la Palestine ont gagné. La cause des Juifs et la création de l’État juif en Palestine a gagné énormément d’importance après la souffrance des Juifs, notamment sous l’occupation nazie.
Au départ, vous parlez d’un appel mystique, religieux, mais on sait que le sionisme a pris forme dans un contexte laïc, il ne s’agissait pas tellement d’un appel religieux, mais de la naissance d’un mouvement politique. Qu’est ce qui a fait que les Juifs, à un moment déterminé, ont senti le besoin de se définir comme peuple, et non plus comme un ensemble de minorités religieuses dispersées à travers le monde ?
Justement je mentionnais le problème des Juifs en Europe, surtout avec les nazis. Il y avait certainement des problèmes d’intégration des Juifs dans les pays européens. Ils ont donc senti le besoin d’avoir leur État comme tout peuple. Mais il ne faut pas mésestimer l’importance de la relation entre les Juifs, la Palestine et la religion. À la base de l’État, il y a la religion. Par exemple, la loi de retour : un juif qui vient de n’importe où dans le monde peut obtenir la citoyenneté israélienne automatiquement, aussi longtemps qu’il y est intéressé. Tandis qu’un Palestinien ne peut avoir la citoyenneté israélienne.
Êtes-vous d’accord pour dire que le nationalisme palestinien a pris naissance avec l’implantation d’un État israélien ?
Non, je ne serais pas d’accord avec cette interprétation. On est conscient du nationalisme des Palestiniens car ceux-ci se battent contre les Israéliens. Mais le fait qu’on ignorait ce peuple auparavant ne signifiait pas que le peuple lui-même n’existait pas. Il faut faire la distinction entre l’existence d’un phénomène comme tel et la conscience de l’existence de ce phénomène. Il y a toujours eu un nationalisme indien, il y a toujours eu un nationalisme chinois, mais ces nationalismes-là se sont affirmés face aux colons, et c’est à ce moment-là qu’ils se sont imposés dans l’actualité internationale.
Quelle a été au départ la réaction des Palestiniens face à l’arrivée des Juifs ?
Au départ, les colons juifs installés en Palestine n’éprouvaient pas trop de problèmes de relations avec la communauté palestinienne installée à l’époque. Il faut prendre en considération que la communauté palestinienne n’était pas, comme plusieurs peuples à cette époque, mobilisée politiquement. Il y avait un élément d’ignorance, un élément de désorganisation et, donc, les relations entre les Juifs et les Palestiniens n’étaient pas des relations politiques, mais des relations individuelles. À ce point-là, les relations étaient assez bonnes. C’est quand les Palestiniens ont senti la volonté de la communauté juive de s’organiser en forme d’État, en son exclusion, que les Palestiniens ont commencé à réagir, soit à partir des années vingt et trente.
S’il y a un État juif aujourd’hui, c’est beaucoup à cause de l’aide apportée par la Grande-Bretagne, puissance colonisatrice; quels étaient les intérêts britanniques dans le soutien de l’implantation d’un État juif en Palestine ?
On touche ici un point très important. C’est l’Angleterre qui a fait la promesse aux Juifs de créer un État en Palestine. L’Angleterre n’avant pas le droit de disposer de la Palestine. Elle avait peut-être le droit de disposer de l’Écosse, mais pas de la Palestine. Déjà, il y a là un lien entre le fait israélien et le colonialisme européen. C’est en fait, une entente entre deux entités, qui exclut les Palestiniens, pourtant les principaux concernés.
Pourquoi les Britanniques ont-ils fait cela ? Il y a plusieurs théories. La plus populaire dans le monde arabe veut que l’impérialisme ait toujours voulu diviser le monde arabe. Il y a donc créé une extension de l’impérialisme européen au cœur du monde arabe. Israël divise le monde arabe géographiquement. Si Israël n’est pas là, le monde arabe serait en fait une entité géographique directe et continue. Israël, aussi, divise le monde arabe du point de vue politique; la politique arabe à l’égard d’Israël est un élément de dispute au sein du monde arabe. Il suffit de penser aux accords de Camp David…
M. Korany, nous sommes obligés de vous interrompre pour vous signaler que plusieurs auteurs soutiennent exactement la théorie contraire : pour eux, Israël est le seul facteur d’unité du monde arabe, le seul point qui peut unir les pays arabes politiquement. Êtes-vous en train de renverser cette idée ?
Absolument. Je sais très bien que la thèse établie, dominante, est que face à l’ennemi, on a tendance à s’unir. Pourtant quand on regarde la réalité, on trouve que cet élément-là est banal. Au cours d’une conférence, à Québec, j’ai d’ailleurs réfuté cette thèse, et dans la salle plusieurs personnes ont pris cette affirmation comme un blasphème. Ça va tellement contre les idées reçues, que cela a dominé la conférence. Au fond, quand on regarde l’histoire du conflit arabo-israélien, on trouve que les éléments conflictuels de la création de l’État d’Israël ont dominé les aspects unificateurs pour le monde arabe. D’abord, le roi Abdallah, a été assassiné car il avait des contacts avec Israël.
D’autre part, les contacts de certains leaders arabes, y compris Nasser, avec l’État hébreu, ont semé la zizanie dans le monde arabe. Plus récemment, la signature des accords de Camp David par l’Égypte en 1979 est un autre exemple. La signature de ce traité a amené l’exclusion de l’Égypte de la Ligue arabe et, par le fait même, a consacré l’affaiblissement du monde arabe. A-t-on besoin de plus de preuves que cela pour dire que la thèse de la présence d’Israël comme élément unificateur doit être examinée avec grand soin ?
Vous venez de faire mention des accords de Camp David. Pouvez-vous nous situer le contexte, le pourquoi, et tout d’abord, que sont ces accords ?
Les accords de Camps David ont été signés entre les gouvernements égyptien, israélien et américain. Il s’agit d’une paix séparée entre l’Égypte et Israël coiffée par les Américains. Les sadatistes partisans de la politique du président Sadate, assassiné en 1981 en Égypte et tous les sympathisants disent qu’au fond, la politique de paix est la seule politique rationnelle, car la guerre ne mène nulle part, d’où la nécessité d’un accord avec Israël. L’Égypte, dans ce sens, est le pionnier des pays arabes, elle guide la cause arabe, car elle fait le premier pas vers une paix que devraient accepter tous les pays arabes. Voilà la thèse de Sadate et de ses partisans. Mais tous s’accordent sur un point : l’Égypte a fait cavalier seul. Israël a profité de cette situation, car l’Égypte « sortie » du camp arabe réduit le monde arabe à l’impotence (l’Égypte concentre la force intellectuelle et militaire du monde arabe). En fait, la paix entre l’Égypte et Israël n’était pas un « premier pas » pour une paix entre Israël et les Arabes, mais pour une paix séparée. Par après, Israël a abusé quelque peu de cette paix séparée : attaque du réacteur nucléaire irakien, attaque non provoquée, et invasion du Liban. Et la politique israélienne devient de plus en plus, avec Begin et Sharon, intransigeante.
Une question fondamentale : est-ce que la « conscience arabe », après 40 ans de fait accompli, a accepté Israël ?
C’est une question très difficile. On ne peut avoir une réponse nette et claire. Les Arabes, quels Arabes ?
Beaucoup d’Arabes du Maghreb, par exemple, sont prêts à s’accommoder du fait israélien. Les Égyptiens maintenant l’acceptent plus ou moins. Les Libanais, dont certains collaborent avec Israël depuis quelque temps, l’acceptent. Je crois que les gens qui sont prêts à accepter le fait israélien se trouvent actuellement dans une situation difficile. Ceci à cause de la politique israélienne d’intransigeance. Si je suis prêt à t’accepter, tu dois me convaincre que ce sentiment est justifié, que l’on peut s’entendre. Or, avec la série de concessions arabes, qui ont commencé après la visite de Sadate à Jérusalem (en 1978), la politique israélienne devient de plus en plus intransigeante. Pensons seulement à l’implantation des colonies juives en Cisjordanie. Même le très conservateur Reagan qualifie Israël de puissance occupante et lui demande de cesser l’implantation de colonies. Le gouvernement Begin n’accepte pas cela. À l’heure actuelle, cela affecte énormément les quelques Arabes qui sont prêts à coexister avec Israël. L’atmosphère est empoisonnée et le gouvernement Begin ne fait qu’accentuer le malaise. Il est difficile d’aller de l’avant pour coexister avec un tel gouvernement.
Nous vous plaçons maintenant dans la peau de l’autre acteur. Qu’est-ce qui pousse le gouvernement israélien à agir justement de cette façon, à l’encontre des pressions internationales ?
Il y a certainement des gens qui vivent encore à l’époque d’il y a 2000 ans. Pour eux, Israël, c’est Eretz Israël, et on doit reprendre les territoires bibliques, ancestraux, peu importe les populations qui vivent sur ces territoires; un peu comme dans le monde arabe existent des intégristes musulmans, il existe des intégristes juifs. De l’autre côté, il y a aussi des gens qui sont dominés psychologiquement par l’expérience passée, surtout par l’époque nazie. Donc il y a un élément d’insécurité. Troisièmement, il y a des gens qui sont colonialistes, qui veulent avoir le maximum. Étant donné que la partie arabe a été faible jusqu’à maintenant, cela n’a pas coûté très cher d’occuper des territoires. Au niveau militaire, les Israéliens n’ont jamais perdu grand chose. Ils peuvent attaquer demain la Syrie. Et ils sont naturellement fiers de cela.
Il y a donc ces trois éléments là : les intégristes ou les fanatiques religieux, les gens qui sont dominés par la souffrance de l’époque nazie (problème d’insécurité) et les colonialistes qui profitent de leur force pour maîtriser les autochtones.
Quels sont les intérêts des grandes puissances dans la région ?
Ces grandes puissances sont dans une position précaire. En ce qui concerne les Américains, il faut signaler l’importance du lobby juif aux États-Unis, à tel point que les événements politiques internes d’Israël deviennent des questions politiques américaines. Cependant, les Américains ont des intérêts réels dans le monde arabe. Pensons au pétrole, pensons aux aspects stratégiques. Les Américains n’ont pas vraiment de politique nette et claire. Les choix sont difficiles et les risques sont énormes. L’Union soviétique se trouve dans une position différente. Elle a commencé, au départ (dans les années quarante) par supporter Israël, et puis elle a changé de camp car, selon l’analyse marxiste, Israël devenait une base impérialiste dans la région et le mouvement de libération nationale arabe devenait une force progressiste. En plus, l’Union soviétique a subi quelques revers avec les pays arabes. Elle a investi beaucoup, mais elle n’est jamais sûre du rendement. Elle a renoncé à transformer les régimes politiques arabes en régimes marxistes. Elle n’est même pas sûre de garder l’appui politique des Arabes. Il y a des changements de situation, comme la décision de Sadate en 1972 de chasser les conseillers soviétiques. Les Soviétiques ne vont jamais risquer une escalade avec l’Occident pour les Arabes.
On a beaucoup entendu parler de la guerre du Liban cet été. Quelles sont les motivations qui ont poussé Israël à envahir le Liban ?
L’objectif israélien déclaré était la paix en Galilée (nord d’Israël), d’« éliminer » les terroristes palestiniens dans une zone de 40 km de la frontière nord. En fait, Israël voulait imposer la paix sur le Liban, et avait des objectifs expansionnistes à l’égard du Sud-Liban. Israël a établi une autorité politique fantoche : Saad Haddad, un agent israélien, ainsi les Israéliens gouvernent le sud et ils emploient cela comme un moyen de diktat sur le gouvernement libanais pour imposer une paix injuste, déséquilibrée.
Est-ce que la politique israélienne des colonies de peuplement vient à l’encontre de ce que vous proposez ?
Si on poursuit cette politique des colonies de peuplement au détriment de la population palestinienne, il y aura peu d’espoir de compromis. C’est comme dire : soit nous, soit eux. Alors chacun lutte pour sa survie. Je crois que les Palestiniens ne peuvent accepter ce genre de politique. Si, par contre, on accepte deux gouvernements régissant des lois pour leurs communautés respectives, peut-être que là il y a un moyen de discussion, d’intégration entre les deux communautés. Il est vrai que les Israéliens sont dans une situation particulière. C’est le seul État dans la région qui ne peut se permettre de perdre. Les Arabes peuvent perdre une, deux, trois, quatre fois. Si les Israéliens perdent une seule fois, c’est la survie de leur État qui est en jeu.
Oui mais ce que beaucoup d’Israéliens craignent, c’est que si on concède des avantages aux Arabes, ils vont profiter à long terme d’une éventuelle position de force pour détruire Israël. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Si on ne cesse d’insister sur le danger d’un conflit, comme on l’a fait pour d’autres conflits, on favorise, en fait, la concrétisation de ce danger. On invoque un danger éventuel pour perpétuer le conflit militaire sur le terrain, plutôt que de prendre des risques pour la paix. Sadate, par exemple, a pris des risques. Quand les Israéliens ont établi la paix avec l’Égypte, certains disaient que si Sadate disparaissait, la paix ne lui survivrait pas. Or, la paix continue toujours. Il faut, je crois, ne pas trouver de prétextes pour ne pas faire la paix.
En somme, êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à une éventuelle solution au conflit ?
Avec un gouvernement comme celui de M. Begin, je garde peu d’optimisme. Le leadership politique peut amener des changements au sein de l’opinion publique; il peut prendre des risques. Même si on critique Sadate, il a pris des risques en allant à Jérusalem. D’autres leaders, qui pouvaient faire cela, ne l’ont pas fait. Sadate a éliminé, en partie, une barrière psychologique; il a montré que l’on peut se parler sur l’essentiel, et non pas sur des détails.
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