Magazine Courants, novembre-décembre 1988
La créativité, c’est pour les artistes ? Loin de là ! Tous les employés d’une organisation ont un potentiel créateur : il n’en tient qu’à l’entreprise de puiser dans ce trésor les idées novatrices qui feront son avenir.
Le déclin de l’innovation au sein des grandes entreprises causera le déclin de l’industrie américaine. Ces propos de Gifford Pinchot, consultant américain à qui on doit le terme intrapreneurship, reflètent un état d’esprit de plus en plus répandu dans les milieux d’affaires nord-américains et, au premier chef, parmi les dirigeants des grandes entreprises.
Une préoccupation constante face à la productivité, révolution rapide des goûts des consommateurs et rentrée, dans des marches autrefois assez fermes, d’acteurs étrangers imposent désormais aux gestionnaires Ia prise en compte de nouvelles priorités… et le déplacement de certaines autres. Au lieu de parler de production, disent-ils, parlons dorénavant de qualité. Au lieu de parler d’exécution, parlons maintenant de participation. Au lieu de parler de chiffres, parlons plutôt de créativité.
Tous des créateurs
« La créativité, c’est la capacité de développer son plein potentiel », déclare Huguette St-Jules, psychologue industrielle, consultante en formation et en gestion, ainsi qu’auteure d’un livre sur la créativité dans les organisations. « Tout individu possède, à la naissance, un potentiel créateur, qui pourra s’exprimer plus ou moins bien, en fonction de l’environnement dans lequel il évolue. Mais le potentiel créateur est là, chez tous les individus. »
Ainsi, la créativité n’est pas l’apanage de quelques heureux dépositaires. Les recherches effectuées ces dernières années ont indiqué que le cerveau humain comporte deux modes de fonctionnement différents, mais complémentaires.
L’hémisphère gauche du cerveau fonctionnerait davantage selon un mode de traitement analytique, logique et rationnel. L’hémisphère droit se consacrerait, quant à lui, aux activités intuitives, imaginatives et créatrices. Le résultat de ces activités mentales peut être une nouvelle théorie, un nouveau produit, un nouveau processus manufacturier, un livre, une pièce de théâtre. Tout ce qui est inédit, qui améliore, qui permet de voir ailleurs, de regarder autrement.
En Occident plus qu’ailleurs, le mode de pensée rationnelle – celui qui relève de l’hémisphère gauche – a nettement préséance. Très tôt, on inculque à l’enfant des modèles auxquels il doit se conformer. Les bonnes notes, la mémoire, l’ardeur au travail sont davantage reconnues que l’expression de l’imaginaire. Qui ne s’est pas déjà fait rabrouer, à la petite école, pour avoir exprimé une idée qui, sous des abords fantaisistes, n’en est pas moins inédite ? Les yeux réprobateurs du professeur ou même le ricanement des élèves avaient tôt fait de vous remettre dans le droit chemin : celui de la pensée logique et réfléchie.
Résultat : « Notre créativité est laissée en friche », dit Françoise Tougas, consultante et chargée de cours aux certificats de créativité et de publicité, a la Faculté d’éducation permanente de l’Université de Montréal. « Elle constitue un élément sous-développé de notre personnalité. »
Des obstacles
Ce qui se fait à l’école… se répète aussi dans les organisations. La recherche des profits à court terme, les structures rigides et centralisées, les lourdeurs administratives, le système de récompense axé sur la performance, la sur spécialisation, la peur de l’échec et de la punition, autant d’obstacles a l’expression du potentiel créateur.
Des lors, la créativité peut être stimulée, encouragée. Laisser libre tours a la créativité enclenche un processus différent de celui qui est utilisé lors de l’ajout d’une nouvelle machine au système de production. Ca concerne, avant tout, la culture de l’organisation. Promouvoir la créativité au sein d’une entreprise appelle des changements d’attitude. Impossible d’entreprendre une démarche cohérente et féconde de créativité, si on ne met pas d’abord en place les conditions favorables à son épanouissement : l’ouverture d’esprit, la tolérance face à l’ambigüité, le refus des solutions rapides et faciles.
« Cela nécessite, au préalable, un effort de conscientisation, explique Françoise Tougas. Par exemple, tenter de valoriser la créativité dans un contexte de haute performance, en essayant d’être toujours plus rapide, plus efficace a court terme, est un exercice voué à l’échec. Avec la créativité, il faut accepter de perdre du temps, pour en gagner à plus long terme en qualité. L’évaluation de la performance de l’entreprise doit donc être basée sur des critères différents.
Dans des entreprises, telles DuPont, 3M, Johnson & Johnson, Hewlett-Packard, des projets novateurs mettent parfois trois, cinq et même dix ans avant de rapporter financièrement à la firme. Les équipes d’entrepreneurs n’ont donc pas à craindre que leurs efforts soient remis en cause au moindre caprice des cycles économiques.
Le projet Iles-des-Soeurs
Comme pour toute philosophie de management, la créativité nécessite l’engagement et le ferme soutien des gestionnaires. À preuve, Gaston Morin, gérant, secteur Sud, Saint-Laurent, Hydro-Québec.
Le projet Ile-des-Sœurs concerne le chauffage à la biénergie. En compétition avec d’autres fournisseurs, Hydro-Québec a obtenu le contrat, qui touche la vente de 32,5 MW pour le chauffage de 3 600 logements et d’espaces commerciaux couvrant 500 000 pi. II s’agit, sans contredit, du plus gros contrat commercial en biénergie du Canada.
Mais il y avait des obstacles : un réseau insuffisant dans l’Ile-des-Sœurs, et la difficulté de se rendre à l’ile qui est alimentée à partir du poste Atwater. Tout a été mis en œuvre pour réaliser ce contrat de 6,5 millions avant l’échéance du 31 octobre, où il fallait livrer une première tranche de 20 MW. De nombreux casse-tête à résoudre, de nombreuses négociations, et ce, dans un court laps de temps.
« II a fallu sortir des sentiers battus, raconte Gaston Morin. Cela nécessite un travail d’équipe extraordinaire, ainsi qu’une volonté des employés de sortir de leur routine et du cadre de leurs responsabilités. Le défi leur a éte lancé. On s’est aperçu qu’ils sont capables de beaucoup de choses et, notamment, de beaucoup d’ingéniosité. À toutes les étapes et à tous les niveaux, les employés ont imaginé des choses nouvelles, apporte des idées et des suggestions, dont plusieurs ont été retenues. »
Gaston Morin n’est pas surpris de la réaction de ses collègues de travail. Quand un employé réalise une tache qu’il aime, et qu’on lui donne une mission claire, à la mesure de ses compétences, sa motivation grimpe… de même que sa capacité d’innover, dit-il.
Chez Catelli, des pates intactes
Pas nécessaire, donc, de faire boire aux employés une potion magique, qui les transformerait en génies de la création. Suffit simplement de leur laisser les coudées franches et de leur faire confiance. Personne n’a le monopole des bonnes idées, lance Yvon Savaria, directeur du Marketing, Soupes, Pâtes et Sauces, chez Catelli. Nous pensons que c’est la philosophie de l’entreprise qui déterminera le degré de créativité de nos employés. Ce n’est pas difficile de s’en convaincre. Depuis que nous appliquons les principes de cette philosophie, les solutions à plusieurs de nos problèmes sont venues de nos employés à l’usine. » Un exemple ?
Depuis de nombreuses années, Catelli devait accepter qu’une quantité de pâtes – jusqu’à 10% de sa production – arrivaient brisées sur les tablettes des magasins. Le problème tenait du fait que les pâtes déversées dans les contenants d’entreposage tombaient, dans les silos, sans rien pour amortir le choc. Un employé a eu une idée fort simple : l’installation d’un glissoir. Depuis ce temps, le problème de pâtes brisées du à cette difficulté technique est à peu près éliminé.
Chez IBM, place à l’initiative
Certes, il est bien beau d’avoir la vision et l’idée, encore faut-il les appliquer. À ce propos, les opinions divergent sur les stratégies à adopter. Certains prônent la formation d’équipes multidisciplinaires, multi divisions, séparées du reste de l’entreprise et ayant a leur tête les individus l’esprit entrepreneurial. D’autres disent que la réalisation d’un projet doit revenir à une personne en plus ou non de ses tâches habituelles, selon l’ampleur du projet. Hormis la méthode, une chose est essentielle : l’appui de la direction.
» A IBM, on nous encourage à prendre des initiatives, à trouver de nouvelles idées. Sans cette atmosphère propice, il est évident que l’on hésiterait avant de soumettre des projets, par crainte de la réaction des patrons », mentionne Marie-Josée Plouffe, spécialiste des informations pour le bureau du vice-président, région de l’Est. Elle est bien placée pour le savoir : son collègue, Yves Poirier, et elle ont participé a un projet novateur engageant la division Administration à IBM.
« Au cours d’une réunion ressemblant une sorte de brainstorming, raconte Yves Poirier, directeur des services Information et Mise en marché, on s’est interrogé sur des moyens à prendre pour arriver à un partenariat plus étroit avec le client. L’idée est venue de préparer des déjeuners-causeries, mais destinés uniquement aux secrétaires des cadres, pour les informer sur l’utilisation que l’on fait nous-mêmes de nos produits et leur transmettre certaines connaissances aux méthodes de travail. L’accueil, autant à l’interne qu’à l’externe, fut très enthousiaste. » Déjà, IBM a organisé plusieurs de ces rencontres et prévoit même promouvoir ce concept dans tout le reste du Canada.
Pour réussir, il faut au départ un environnement favorable, influencé par les gestionnaires, et beaucoup d’engagement de la part des personnel concernées, de même que les fonds nécessaires mis à la disposition des individus. Suivra, ensuite, l’étape cruciale de la réalisation et de la gestion du projet dans sa forme concrète. Beaucoup d’énergie, donc, sans compter la capacité de vivre avec les risques, avec ses succès… et ses échecs ! « La peur d’être puni inhibe la créativité », soutient Huguette St-Jules. Même écho du coté de Gaston Morin. « Personne ne travaille pour faire des erreurs. C’est toujours fait de façon involontaire. Donc, inutile de paniquer : il faut simplement voir à ce que les erreurs ne soient pas répétées. »
Des prétextes
Stimuler la créativité, encourager les initiatives, ca ne se fait pas du jour au lendemain. Certains éléments sont essentiels, dont le plus important, peut-être, est la confiance. Les gestionnaires doivent procéder par étapes : se convaincre eux-mêmes de la force de cet outil, amener progressivement les employés à exprimer davantage leurs idées et les appuyer dans leurs efforts. Et ça marche !
Ceux qui pensent que mousser l’initiative dans une grande entreprise est un rêve impossible, peuvent frapper à la porte de Gaston Morin. « Plusieurs se plaignent en disant que tout est compartimenté et structuré. Prétexte pour ne pas agir, selon lui. C’est vrai qu’il y a des barrières, mais nous sommes là pour éliminer ces obstacles à mesure que les employés y font face. Pour ce faire, il faut entretenir une bonne communication avec tout le monde au sein de l’entreprise. C’est un effort constant, mais quelqu’un qui veut le faire peut le faire. La part de créativité du gestionnaire sera, notamment, de trouver et de proposer de nouveaux défis aux employés, qui mettront en valeur leur potentiel créateur, et de faciliter les choses. »
Des techniques
II existe plusieurs mécanismes pour stimuler la créativité. Parmi eux, on recense des techniques basées sur les associations d’idées, sur la « dissociation » (associer des concepts en apparence disparates) et sur l’analogie. La plus connue des techniques de créativité est le brainstorming. Nombreux sont ceux qui en connaissent le nom, mais il n’est pas sûr qu’ils en sachent les règles. Pour être fécond, le brainstorming doit être pratiqué dans un esprit de non-censure. Aucun jugement sur une idée, quelle qu’elle soit, ne saurait être tolèré. Cette technique doit aussi être employée dans un climat de détente, ou règnent plaisir et liberté. Et surtout, il faut revenir sur la production, pour goûter aux fruits qui ont muri durant l’exercice : trop souvent, en effet, les participants font pousser un bel arbre d’idées, pour le laisser ensuite complètement lui-même, sans l’élaguer.
Chez Catelli, les cadres partent, une fois l’an, s’isoler à la campagne et se plongent en pleine séance collective de brassage d’idées. Cravates et tracas de la gestion quotidienne sont laissés au bureau. Seul invité : l’imaginaire. À partir de ce qui a été accompli au cours de la dernière année, les cadres se questionnent : mission, forces et faiblesses de la firme, priorités, méthodes de production, évolution du marché, tout y passe ! Il ne s’agit pas de s’offrir quelques jours dans le paysage enchanteur d’une auberge de campagne. À la fin de la séance, les meilleures idées sont retenues, « priorisées » et assignées à des individus responsables de leur mise en œuvre. Hémisphère droit et hémisphère gauche se conjuguent donc harmonieusement au service de l’expansion de la firme.
Trop souvent, soutient Francoise Tougas, la démarche créatrice est mal comprise et mal employée. Il ne s’agit pas de privilégier la créativité au détriment de la logique. Il s’agit, tout simplement, de redonner au potentiel créateur la place qui lui revient dans la démarche de résolution les problèmes. La créativité permet, en effet, l’incubation d’un plus grand éventail d’idées ; celles-ci doivent, cependant, être analysées par la suite, afin de déterminer lesquelles constituent des solutions ou portent en elles le germe d’une solution. Or cette dernière étape est fréquemment escamotée, ce qui fait que les gens, à la longue, se découragent de l’emploi des ethniques de créativité. »
Donc, trois étapes à suivre dans une démarche de créativité : identification du problème et collecte des informations ; brassage d’idées à l’aide de techniques ; évaluation critique et repérage des idées les plus prometteuses, en fonction des critères de sélection.
Une bougie d’allumage
Une entreprise peut-elle laisser inutilisée une telle richesse ? D’après Gaston Morin, les gestionnaires n’ont plus le choix. La créativité, dit-il, est une bougie d’allumage pour faire face aux changements de plus en plus nombreux qui assaillent les entreprises. Et les solutions, ce sont les employés, près de l’action, qui peuvent les exposer, davantage que le patron rivé à son bureau.
Françoise Tougas apporte un argument massue. Elle pose cette question aux cadres et aux chefs d’entreprise : « Dans une époque de compétition accrue, est-ce important pour vous d’utiliser pleinement le potentiel de vos employés ? Pourtant, il est probable que vous n’en disposiez de seulement la moitié ! En faisant appel à la créativité, vous pourriez leur donner le goût de s’engager à fond et l’occasion d’optimiser ce potentiel. »
« Les ressources humaines constituent la richesse d’une organisation. Une constatation largement admise maintenant, rappelle Huguette St-Jules. On peut comparer deux organisations, qui ont le même type d’équipement, la même technologie, les mêmes marches à se partager. Celle qui réussira, qui produira des résultats extraordinaires, sera celle qui misera sur ses employés, sur leur créativité, en appuyant leurs initiatives. L’autre, gérée de manière traditionnelle, ne produira que des résultats moyens, voire médiocres. Tout dépend, donc, de la façon dont on traite les employés. »
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