Le futur au présent

Magazine Courants, janvier-février 1989

John Naisbitt, diplômé de Harvard, auteur du best-seller Megatrends, est un des gourous les plus courus des managers nord-américains. Invité-vedette du deuxième Sommet international dédié à la ressource humaine, qui s’est tenu à Montréal l’automne dernier, John Naisbitt ne dit qu’une chose aux gestionnaires :
le changement n’est plus à nos portes, il a déjà la pénétré notre société et nos vies.

YVAN CLICHE – COURANTS : Vous affirmez que nous passons en ce moment d’une société industrielle à une société informatique. Quel est le rôle de l’État dans ce passage ?

John Naisbitt : Moins le gouvernement intervient, mieux ce sera ! Nous sommes dans une période de grandes transformations. Nous passons à un autre type de société et d’économie, où l’information est l’élément central. Personne ne peut et ne doit en prendre la direction. C’est le marché qui a initié ces changements, c’est à lui d’en poursuivre la conduite. On verra où cela nous mènera. La pire chose qui puisse arriver, c’est que le gouvernement intervienne dans cette période de changements majeurs.

C. : Même à titre de « facilitateur ? »
J.N.: Comment le pourrait-il ? Le gouvernement ne sait pas ce qui se déroule sous ses yeux ! Il doit rester hors du chemin. Cela a été une des forces du gouvernement de Reagan, et c’est une des raisons qui expliquent sa popularité.

C.: Vous prônez les petites unités, l’entrepreneurship. Est-ce à dire que les sociétés de 20 000 employés et plus ne sont plus de leur temps ?
J.N.: La réponse à cette question dépend de plusieurs facteurs, tel le secteur d’activités. En général, toutefois, on peut dire que les grandes entreprises industrielles sont des produits de leur époque : la société industrielle. On assiste en ce moment à un processus de décentralisation, et c’est vers cela que les grandes entreprises doivent évoluer, si elles veulent rester efficaces. La structure hiérarchique est devenue désuète, en partie parce qu’elle n’est pas « naturelle » et qu’elle ne convient pas aux êtres humains, qui préfèrent travailler dans des environnements personnalisés. La présence des ordinateurs favorise l’implantation de structures plus à la mesure des individus. L’informatique remplit en partie les fonctions assumées auparavant par les cadres intermédiaires. Cela permet l’avènement de structure organisationnelle « plane » à l’opposition de la structure rigide et hiérarchisée.

Une « confédération d’entrepreneurs »
C. : Pour changer à ce point, il faut être préparé. Comment alors former les managers ?
J.N.: Ceux-ci doivent délaisser leur style autoritaire, vestige d’une autre époque, pour adopter le rôle d’entraineur et de tuteur. Dorénavant, la fonction première du manager est non seulement d’assurer l’expansion de la firme, mais d’instaurer un climat propice au développement personnel des employés.

Les entreprises d’autorité classique ne font pas partie de ce que j’appelle la « nouvelle économie ». La nouvelle économie se fait tous les jours par de jeunes entrepreneurs. Aux États-Unis, ils créent, chaque année, de 3 à 5 millions nouveaux emplois. La plupart de ces emplois sont le fait de firmes ayant au plus 50 employés et 5 ans d’existence ou moins. C’est là que se situe l’action. Les grandes entreprises, comme toutes les grandes institutions, essaient de diminuer le nombre de leurs employés ; elles recherchent la souplesse dans leur style de direction. Elles pensent réseaux et non hiérarchie et veulent acquérir les qualités productrices des petites firmes.

C. : Est-ce que l’intrapreneurship est une solution qui s’inscrit dans cette ligne de pensée ?
J.N.: Certainement, l’intrapreneurship doit être encouragé dans un esprit de décentralisation et s’implanter dans un climat de confiance. Cette stratégie permet en outre de conserver les bons employés, car elle leur permet d’exploiter leurs talents. En somme, les sociétés doivent se transformer en « confédérations d’entrepreneurs » et faire plus de place à l’intuition et à la créativité, au lieu de se cantonner uniquement aux chiffres et aux ratios. Plusieurs pensent que les grandes entreprises représentent le stade ultime de l’économie de marché ce à quoi tous doivent aspirer. Ce n’est plus vrai.

C.: Vous dites que nous assistons à la mondialisation de l’économie et que les citoyens s’intéressent davantage aux affaires locales. Est-ce contradictoire ?
J.N.: Non, pas du tout. La mondialisation de l’économie est un des traits les plus notables de cette fin de siècle, mais, simultanément, l’individualisme fait son chemin. Les individus deviennent plus indépendants des institutions, car ils sont mieux informés grâce à l’ordinateur et à la décentralisation des centres de décision. Il n’y a qu’à constater l’internationalisation des marchés financiers et, parallèlement, l’intérêt croissant des gens pour les affaires locales et régionales. Un exemple : de mon patelin au Colorado, je suis en contact permanent avec le monde grâce aux telex. Auparavant, pour obtenir un papier officiel ou une information, il fallait contacter une grosse institution ou me rendre à Washington. Et ce lien que j’ai avec le monde ne m’empêche nullement, au contraire, de m’intéresser aux décisions qui se prennent au conseil municipal et au niveau de l’État, d’autant plus qu’elles affectent mon quotidien.

Le futur est là
C.: Comment voyez-vous l’entreprise du futur ?
J.N. : Je la vois et l’analyse d’autant mieux qu’elle existe déjà ! C’est une entreprise d’une cinquantaine d’employés ayant beaucoup d’énergie, de passion. Les employés évoluent dans une atmosphère de travail excitante, et ils jouissent d’une panoplie de styles et d’horaires de travail. Plusieurs sont engagés à contrat. Malgré l’absence de sécurité d’emploi, travailler au sein de cette firme est un plaisir. Auparavant, surtout dans les grosses entreprises, les gens se rendaient au travail pour gagner de l’argent et le dépenser durant les heures de loisir, l’unique moment réservé au plaisir. Maintenant, les gens veulent trouver une satisfaction à l’intérieur de leur travail, et non plus uniquement à l’extérieur. Le rôle du gestionnaire est justement de créer un environnement où les gens sentent qu’ils évoluent et que leurs aspirations personnelles sont satisfaites. Je pense que, dans la société informatique, la possibilité de jouir d’une meilleure qualité de vie est plus grande : les emplois sont plus intéressants, mieux rémunérés. Trop de gens ont la nostalgie de l’époque industrielle. Or, les emplois y étaient souvent terribles, aliénants. Pensons aux travailleurs de l’automobile. Aujourd’hui, la robotisation élimine ces tâches ingrates et permet un plus grand engagement des individus dans l’évolution de la firme.

C.: Et les syndicats ?
J.N.: Le mouvement syndical est mort ! Car les caractéristiques de la société qui ont permis son développement n’existent plus. La philosophie des syndicats est que tous les travailleurs soient traités de la même façon. Cette conception n’a plus raison d’être dans une société où l’individu prend de plus en plus sa place et est rétribué en fonction de sa contribution la firme. Or, les syndicats veulent que tous soient rétribués de façon identique que les revendications des travailleurs soient homogènes. Les syndicats se sont avérés des acteurs utiles et majeurs de révolution de nos sociétés. Mais quelque chose d’autre doit être inventé.

C’est là que l’éducation est primordiale. Les écoliers doivent apprendre comment apprendre. Au lieu de monologuer sur le sujet, le professeur doit familiariser ses étudiants à la matière et les envoyer à la bibliothèque ! Son rôle sera celui d’une personne-ressource qui guide les élèves vers la connaissance. L’avenir appartient aux généralistes, à ceux qui peuvent s’initier rapidement à un sujet, en faire la synthèse globale et s’adapter aux nouvelles situations.

Cesser d’être abstrait
C: Quels seront les critères indispensables au succès d’une entreprise ?
J.N. : En fait, ces critères ne changent pas. C’est la manière d’y répondre qui change. Nous vivons, et cela se poursuivra, dans un monde où la compétition s’intensifie, où la qualité et l’attention portée aux clients compteront bien davantage que par le passé. Le grand changement, c’est que les ressources humaines, et non le capital, constituent l’élément clé. Les compagnies efficaces de demain seront celles qui créeront un environnement favorable à l’apprentissage et à l’épanouissement personnel des employés. Dans la société industrielle, les gens ne recevaient que des ordres qu’ils devaient exécuter. Dans la société de l’information, le gestionnaire devra s’assurer que les employés exploitent toutes leurs ressources. Les firmes n’offrant pas un environnement de travail stimulant, où les individus ne se sentent pas partie prenante de l’aventure, auront de la difficulté à recruter de la main-d’oeuvre valable.

Il y a également un autre critère, celui de la vision que le gestionnaire doit transmettre à ses employés. Dans la nouvelle économie, le gestionnaire ne peut espérer motiver ses employés avec des objectifs comme le taux de rendement du capital investi et la marge de profit. Il doit d’abord planifier ses activités à long terme. Et it doit viser des objectifs concrets, comme le plus faible nombre de plaintes, indiquant la satisfaction des clients. J’insiste sur l’importance d’être précis. Si un gestionnaire essaie de convaincre ses employés que la firme doit devenir la meilleure, ce n’est pas assez. Les gens ne savent pas à quoi ressemble la meilleure firme. C’est trop abstrait. Si vous dites, par contre, que vous voulez envoyer un homme sur la Lune dans 10 ans, c’est clair. De tels objectifs motivent véritablement les individus, bien plus que des objectifs abstraits et impersonnels, telle la hausse des actions. Surtout, ne pas tenter de devenir le plus gros. Les meilleurs ne sont pas nécessairement les plus gros, loin de là.

C.: Comment expliquez-vous votre succès dans le monde des affaires ?
J.N. : Tout simplement parce que les gestionnaires se reconnaissent dans les tendances que je décèle. Ils les voient se déployer sous leurs yeux. Je ne fais que valider et enrichir ce qu’ils ont déjà remarqué plus ou moins confusément. Je me défends d’être un futurologue. C’est assez difficile d’analyser et de comprendre le présent !

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