En Europe, l’hiver de tous les dangers

L’Actualité, 23 novembre 2022

Une saison rigoureuse s’annonce pour la solidarité européenne face à Moscou dans la guerre en Ukraine. L’absence de gaz russe dans les mois à venir pourrait forcer certains gouvernements à laisser tomber Kyiv pour éviter à leurs citoyens de mourir de froid.

Yvan Cliche
23 novembre 2022
L’auteur est chercheur en énergie au Centre d’études et de recherches internationales
de l’Université de Montréal (CÉRIUM) et auteur de Jusqu’à plus soif. Pétrole-gaz-
éolien-solaire : enjeux et conflits énergétiques, Fides, 2022.

Il y a gros à parier que Vladimir Poutine jettera chaque jour un œil à la température qui sévira cet hiver en Europe. Le président russe espère qu’un hiver polaire et des prix élevés de l’énergie amèneront les populations frigorifiées dans leurs résidences à exiger de leurs dirigeants le rétablissement du flux gazier avec Moscou.

Avec 80 % moins de gaz provenant de la Russie par rapport à 2021, l’Europe devra composer dans les prochains mois avec moins de carburant pour se chauffer, produire de l’électricité et faire tourner ses industries.

À l’inverse, les chefs d’État et de gouvernement européens prient pour que la saison hivernale soit douce, pour que personne ne meure de froid, comme cela est déjà arrivé quand Moscou avait coupé le gaz à l’Europe pendant deux semaines, en 2009, en raison du conflit gazier entre la société russe Gazprom et son équivalente ukrainienne Naftogaz. L’arrêt des transits avait interrompu le flux de gaz russe vers l’Europe de l’Ouest et les Balkans de façon importante.

Pour éviter la catastrophe, les Européens ont déployé des efforts considérables pour acheter la moindre molécule de gaz sur le marché international depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février. Mais il leur
faudra aussi beaucoup de chance.

Le combat actuel mené par les Européens contre Moscou passe essentiellement par la réduction de leur dépendance énergétique. En 2021, Gazprom, la compagnie russe de distribution de gaz, fournissait plus de
40 % des importations de gaz en Europe.

Après l’invasion de l’Ukraine en février dernier, les dirigeants européens ont cherché à faire mal au trésor de guerre de la Russie, la vente d’hydrocarbures (charbon, pétrole, gaz), en diminuant leurs achats
provenant de ce pays.

Mais pour le gaz, c’est plus compliqué. Il occupe une place centrale dans la consommation énergétique de l’Europe. Il sert à la fois au chauffage, à la production d’électricité et comme intrant aux processus industriels, notamment dans l’industrie chimique.

Après l’invasion russe, les pays d’Europe se sont fixé comme cible de réduire des deux tiers dès cette année leurs importations de gaz russe, et d’y mettre fin avant 2030. C’est l’objectif principal du programme REPowerEU de la Commission européenne, pondu en urgence en mai. Un défi rendu plus difficile par le fait qu’on n’a pas pu remplacer le gaz par d’autres formes d’énergie : la production nucléaire a été plombée en France par des problèmes de corrosion, et celle d’hydroélectricité a été sous la moyenne en raison de la sécheresse. Bref, pour l’Europe énergétique, 2022 aura été une « tempête parfaite »…

Aux sources du nœud énergétique
Si le destin énergétique de l’Europe est si lié à la Russie, c’est un peu à cause de la guerre froide. Avant la chute du mur de Berlin et du rideau de fer à la fin des années 80, les dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest militaient pour une politique de rapprochement : il s’agissait de mettre en place des intérêts mutuels, de sorte que les deux camps — l’Occident et l’Union soviétique — ne puissent raisonnablement entrer en conflit. Le commerce du gaz est devenu le liant de cette relation de détente.

Ces projets de consolidation des liens énergétiques entre Moscou et l’Europe n’ont pas du tout eu l’heur de plaire à Washington. Les États-Unis considéraient que cette dépendance ne pouvait que favoriser les Soviétiques, en leur donnant un levier potentiel pour faire chanter

l’Europe. Et, grâce aux importants revenus tirés de la vente de gaz, pour renforcer leur armée.
L’Europe n’a pas apprécié ces récriminations américaines et a rappelé que Moscou s’avérait depuis le début un partenaire fiable. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 l’a confortée dans sa conviction que cette dépendance était finalement bénéfique, favorable à la paix, et qu’elle résistait aux sursauts de la politique mondiale.

Malgré cela, les Américains sont restés au front pour s’opposer à la construction d’un nouveau gazoduc jumeau de celui déjà opérationnel depuis 2011, nommé Nord Stream, qui achemine directement le gaz de la Russie vers l’Allemagne.

Cette fois, les Américains étaient appuyés dans leur opposition par d’ex- pays d’Europe de l’Est autrefois sous le joug de Moscou, la Pologne notamment, qui critiquaient la naïveté de l’Allemagne face à Moscou. D’autres pays ont aussi participé à cette opposition, dont la Lituanie. Des coupures momentanées de gaz vers l’Europe de la part de la Russie en 2006 et 2009, puis l’invasion de la Crimée en 2014, l’ont convaincue de se débarrasser de toute dépendance à la Russie. Depuis avril 2022, ce pays n’importe plus une seule molécule de gaz de Moscou…

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est survenue tout juste avant l’inauguration de ce nouveau gazoduc, appelé Nord Stream 2. Il n’a jamais reçu l’autorisation requise de Berlin pour être opérationnel. Ce sont 11 milliards de dollars, le coût de l’infrastructure, qui s’envolent à jamais…

Résister à l’hiver
Qu’en est-il maintenant pour le prochain hiver ? L’Europe a été aidée par l’internationalisation accrue du commerce du gaz. Ce dernier, autrefois une énergie locale, au mieux régionale car distribuée essentiellement au moyen de gazoducs, s’achète depuis 20 ans dans un marché de plus en plus mondialisé grâce à la liquéfaction. Cette technologie permet de faire passer le gaz de l’état gazeux à l’état liquide : cela facilite son transport par bateau.

Ce commerce du gaz naturel liquéfié (GNL) a décollé notamment à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011 : en fermant tous ses réacteurs nucléaires, Tokyo a dû remplacer cette énergie par du gaz venant de l’étranger.

Avec l’invasion de l’Ukraine et les sanctions prises contre la Russie, l’Europe s’est vue obligée de magasiner du gaz ailleurs pour remplir au maximum ses réserves, avec un objectif fixé à 80 %. On a cogné aux portes des fournisseurs distribuant déjà du gaz au moyen des gazoducs, en Algérie, en Azerbaïdjan et en Norvège. Mais aussi chez ceux disposant de terminaux d’exportation de GNL : en Australie, aux États-Unis et au Qatar.

La contribution américaine est particulièrement intéressante. Avant la révolution du gaz de schiste, dans les années 2010, les Américains cherchaient à importer du gaz naturel, craignant des pénuries. Avec la combinaison de la fracturation hydraulique et du forage horizontal, ils sont devenus, et très rapidement, les premiers producteurs de gaz au monde et ont ainsi voulu l’exporter. En seulement sept ans, soit de 2015 à 2022, ils ont surpassé le Qatar comme premier exportateur de GNL.

Cette année, leurs ventes vers l’Europe ont explosé, ce qui a créé une certaine rareté du gaz et fait monter les prix aux États-Unis. Cette situation, incidemment, bénéficie aux Québécois. Comme le gaz servant à la production d’électricité est le principal concurrent d’Hydro-Québec sur ses marchés d’exportation aux États- Unis, sa rareté actuelle contribue à la croissance des prix de l’électricité sur les marchés nord-américains. Les ventes et les profits de la société d’État ont ainsi gonflé cette année : au troisième trimestre, on observait une augmentation de 132 % de ses ventes hors Québec, un bénéfice net en hausse de presque 100 % par rapport à la même période l’an dernier.

Dans un marché mondial du GNL déjà serré, les Européens ont malgré tout joué de chance : les mesures de confinement en Chine ont réduit les achats d’énergie de ce pays, ce qui a libéré du gaz que les Européens ont acheté à fort prix, souvent à la barbe des pays asiatiques moins nantis.

Et le Canada ? Malgré son statut de puissance énergétique disposant de fortes réserves de gaz, surtout en Alberta, il n’a rien pu faire de concret pour aider l’Europe. Le gaz albertain est confiné, n’ayant aucun accès à la mer.

Cela complique l’exportation des ressources canadiennes. La seule exportation de GNL prévue se fera à partir de la Colombie-Britannique et débutera en 2025. Elle vise surtout le marché asiatique.

La sécurité énergétique passe par la transition énergétique
L’Europe pourra-t-elle passer l’hiver sans rationnement de l’énergie ? Difficile à dire. Son premier objectif, soit de remplir ses réserves, a été atteint. Celles-ci n’ont toutefois pas été mises en place pour faire face à des ruptures d’approvisionnement, mais plutôt à des pointes de la demande. En Allemagne, les réserves couvrent à peine deux mois de consommation hivernale.

Pour que tout se passe sans trop de heurts, il faudra une conjonction de plusieurs éléments favorables : un hiver doux, la contribution de la population, qui est invitée à réduire de 10 % sa consommation (notamment en baissant le thermostat à 19 degrés), et une demande énergétique pas trop forte en Chine et en Asie, grâce à une économie au ralenti.

L’Europe a déjà consacré des milliards d’euros à ses citoyens et ses industries pour les protéger de la hausse vertigineuse des coûts de l’énergie. Si elle traverse l’hiver sans pertes de vies, sans trop d’industries mises à mal de manière définitive, elle pourra pousser un soupir de soulagement… mais pas pour longtemps.

Car si, comme cela est envisagé, plus aucun gaz russe ne circule au printemps 2023 entre la Russie et l’Europe, le continent devra encore suppléer à ce manque à gagner pour l’hiver 2023-2024. Or, les producteurs gaziers roulent déjà à plein régime. De nouvelles installations de production seront présentes en 2023 aux États-Unis et au Qatar, mais d’autres qui pourraient grandement aider, au Canada et aussi possiblement en Afrique, ne seront opérationnelles que dans quelques années.

Pour la population européenne, notamment celle de l’Allemagne, pays le plus dépendant du gaz de la Russie, l’hiver qui s’en vient sera celui de tous les dangers. Il faudra se serrer les coudes… au propre comme au figuré.

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