L’inflation a diminué, mais n’est pas encore jugulée
La Voix sépharade, septembre 2023 (pp.22-23)
Yvan Cliche
Pierre Cléroux, vice-président, Recherche, et économiste en chef de la Banque de développement du Canada (BDC), décrypte au jour le jour l’évolution de l’économie canadienne depuis 2012.
Au cours de l’entrevue qu’il a accordée à La Voix sépharade, cet économiste chevronné a analysé les enjeux et les conséquences de la crise inflationniste à laquelle le Canada est confronté depuis plus d’un an.
Au Canada, depuis le début de 2022, l’inflation s’est fortement emballée. Quelles sont les principales raisons de cette poussée inflationniste ?
Il y a trois raisons. 1-Un excès de la demande de biens et services. Cela s’explique par le fait que les gouvernements ont alloué beaucoup d’argent durant la pandémie de COVID-19 pour aider les citoyens et les entreprises les plus durement affectés. 2-La guerre en Ukraine a fait augmenter le prix des matières de base, dont celui du blé, un intrant clé dans la chaîne alimentaire mondiale, et celui de l’énergie (pétrole, gaz). 3-Il y a eu des problèmes dans les chaînes d’approvisionnement, fortement perturbées durant la pandémie. Cette grave crise sanitaire a provoqué des pénuries, qui ont aussi contribué à la hausse des prix. Nous avons fait face à une tempête parfaite.
Les autorités monétaires n’avaient pas d’autres choix que d’intervenir avec célérité ?
Au Canada, en juin 2022, le taux d’inflation était de 8,1 %. Le niveau le plus élevé depuis 40 ans. Quatre fois plus élevé que le niveau d’inflation de 2 % que nous avons connu durant plusieurs années.
Face à cette situation unique, la Banque du Canada a été contrainte d’augmenter les taux d’intérêt. Il y a un consensus en économie : l’inflation, ce n’est pas sain pour les Canadiens, car cela gruge leurs revenus, ni pour les entreprises, qui voient leurs coûts augmenter, ce qui nuit à leur compétitivité. Comme société, on a besoin d’une stabilité des prix.
Donc, la Banque du Canada, comme les autres banques centrales à travers le monde, a dû augmenter les taux d’intérêt pour juguler l’inflation. Cela a fonctionné! On est passé d’une inflation de plus de 8 % en 2022 à 4,4 % en 2023. Pour le moment, la stratégie s’est avérée efficace, l’économie continue de bien se porter.
À 4 %, l’inflation ne demeure-t-elle pas élevée ?
L’inflation semble avoir atteint un plateau : elle ne diminue plus. Cependant, les salaires continuent d’augmenter, d’environ 4 %-5 % par année. C’est pourquoi il est difficile de ramener le taux d’inflation à 2 %, l’objectif visé, quand les salaires augmentent bien davantage.
De plus, le prix des maisons a recommencé depuis peu à remonter. Quant au prix du logement et de la nourriture, il ne fléchit pas. Oui, l’inflation demeure encore trop élevée, ce qui rend un peu nerveuses les autorités monétaires.
Peut-on caresser l’espoir d’un retour prochain à la normalité ?
Il y a un débat parmi les économistes. Certains estiment qu’il ne faut pas continuer à hausser les taux d’intérêt. D’autres pensent, dont moi, le contraire, car l’économie n’a pas montré jusqu’ici des signes d’essoufflement. Le marché du travail a à peine ralenti. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population. Ainsi, malgré la hausse des taux d’intérêt, le chômage reste faible, autour de 5 %, soit le plus bas depuis 50 ans. Bon nombre de Canadiens prennent leur retraite, ce qui maintient une faible disponibilité de la main-d’œuvre. Cette pénurie de travailleurs entraîne une pression à la hausse des salaires.
L’inflation accroît-elle la pauvreté ?
Oui, parce que quand les prix augmentent, dont celui de la nourriture, ce sont les gens à faible revenu ou avec des revenus fixes, comme les pensionnés, qui en font les frais. Or, depuis deux ans, les biens de base, essentiels à la vie de tous les jours, ont considérablement augmenté. Pour les plus nantis, le manque à gagner dû à l’inflation est moins perceptible. Leur style de vie ne changera pas. Ce n’est pas le cas pour les personnes à faible revenu.
La hausse de l’inflation n’a-t-elle pas pour effet une érosion de la classe moyenne, des individus et des familles basculant dans la pauvreté ?
C’est pourquoi nous surveillons de près le taux de défaut des hypothèques. Celui-ci n’a pas encore augmenté, ce qui est un peu surprenant. Comme les gens, y compris avec des revenus moindres, ne perdent pas leur emploi, ils conservent leur capacité de payer. Au Québec, en 2022, les salaires ont augmenté en moyenne de plus de 8 %. Ce qui est énorme. De plus, les gens avaient de l’épargne, engrangée durant la pandémie : jusqu’à maintenant, ils ont été en mesure d’absorber ce choc.
Mais la situation devrait se corser durant la deuxième moitié de 2023. Le paiement moyen des hypothèques au Canada a augmenté de 22 % depuis un an. C’est beaucoup. On commence à voir un ralentissement de la consommation, mais pas de manière marquée au point d’envisager une baisse significative de l’inflation.
L’aide des gouvernements aux citoyens, particulièrement durant la pandémie, n’a-t-elle pas contribué à attiser l’inflation ?
L’enjeu est de taille : les gouvernements, pour aider les citoyens et les entreprises, ont injecté de l’argent dans l’économie, ce qui a nourrit l’inflation. Compte tenu de l’augmentation des taux d’intérêt, les gouvermemts ont maintenant pour défi d’être plus nuancés dans leurs dépenses pour ne pas nuire à la politique monétaire.
Qu’en est-il du taux d’épargne depuis le début de la période inflationniste ?
Celui-ci beaucoup augmenté pendant la pandémie. L’insécurité a fait épargner les consommateurs, comme on le constate dans toutes les crises. Beaucoup d’argent a été versé par les gouvernements aux citoyens les plus mal pris. Avec les restrictions sanitaires, les gens n’ont pas voyagé ni beaucoup consommé. En 2022, l’épargne est passée d’environ 15 milliards à 200 milliards. Aujourd’hui, le taux d’épargne est de l’ordre de 40 milliards. Les gens ont beaucoup dépensé depuis la fin de la pandémie, ils se sont rattrapés. Cela a même entraîné une pénurie de « chips », composante essentielle dans les appareils technologiques et électroniques.
Comment sortir de cette spirale : les prix augmentent et pour compenser, les travailleurs revendiquent de meilleurs salaires…?
C’est pour cette raison que la Banque du Canada est intervenue rapidement pour hausser les taux d’intéret, afin de revenir à la situation connue d’une inflation à 2 %. Le but est de casser cette spirale dangereuse, qui déstabilise l’économie.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste en ce qui a trait aux perspectives économiques d’ici la fin 2023 ?
La stratégie de la Banque du Canada fonctionne, elle a permis une réduction significative de l’inflation. L’économie roule encore à plein régime. On peut donc s’attendre à ce que les taux d’intérêt augmentent un peu, ce qui devrait ralentir l’économie, mais sans créer une récession. Mais le risque d’une telle récession existe. Il y a présentement beaucoup d’incertitude. C’est pourquoi il faut rester prudent et bien attentif.
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