Entrevue avec son coauteur, l’historien Vincent Lemire
La Voix sépharade, septembre 2023 (pp.64-65)
Résident de Jérusalem où il dirige le Centre de recherche français (CNRS-MAE), Vincent Lemire vient de produire, avec le dessinateur Christophe Gaultier, un ouvrage hautement original, relatant l’histoire de Jérusalem, mais en bandes dessinées (éditions Les Arènes BD).
Le livre est composé de 10 chapitres bien étoffés couvrant tous les tournants de la richissime histoire de cette cité unique. Il s’agit de son huitième livre sur Jérusalem.
LVS a pu s’entretenir avec M. Lemire via Zoom le 30 mars 2023.
Rédiger un ouvrage avec un contenu aussi riche, mais en utilisant non pas les mots, mais le dessin… Comment une idée aussi originale a-t-elle germée? Pourquoi cette approche singulière ?
En fait, le projet est venu de mon éditeur, les éditions Les Arènes, à Paris, qui se sont fait une spécialité des serious comics, qui permettent d’apprendre de façon à la fois ludique et sérieuse. Cette approche a prouvé sa popularité avec l’ouvrage Le monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici, portant sur la crise climatique, et qui a été le livre le plus vendu en France en 2022. La BD s’ouvre donc aujourd’hui à des sujets de plus en plus divers, et cela permet de toucher un plus large public. Quand on pense BD, on pense d’abord à la jeunesse, mais la BD permet aussi de toucher des personnes plus âgées, qui hésiteraient à lire un pavé de 800 pages. La BD est plus accessible, tout en offrant un contenu de qualité, et le dessin apporte quelque chose de plus par rapport au texte. La BD replonge aussi dans les souvenirs d’enfance, cette belle sensation éprouvée tout jeune à lire à plat ventre sur la moquette. Cette forme éditoriale permet finalement de faire passer des contenus très complexes, et le dessin oblige à rendre les choses plus concrètes.
Jusqu’à quel point cette écriture BD a-t-elle représenté pour vous un défi d’écriture, notamment en interagissant avec un dessinateur, en comparaison d’un texte classique ?
C’est mon 8e livre sur Jérusalem mais c’est celui qui m’a demandé le plus de travail ! Il a représenté 5 à 6 ans d’effort acharné, alors qu’au départ j’estimais que sa rédaction ne me demanderait que 6 mois ! La raison principale c’est que je voulais proposer une vraie bande dessinée, par un exposé magistral sous format illustré. Je tenais à produire une BD classique, avec des scènes, des personnages et des dialogues. Et puis je suis historien de formation et donc j’ai opté pour une méthode complètement inédite : aucun dialogue n’est inventé. Tous les personnages parlent à travers des sources authentiques, ce qui m’a bien sûr obligé à retourner vers les archives, les livres, la correspondance, les récits de voyage, l’archéologie. Bien sûr, cette exigence s’est avérée beaucoup plus chronophage que le simple fait d’inventer des dialogues… mais cela donne un récit plus solide et mieux incarné, grâce également aux superbes dessins de Christophe Gaultier et aux couleurs de Marie Galopin.
Comment avez-vous pu garder une neutralité tout au long de cet ouvrage, dans une ville où les émotions, les partis pris, ne manquent pas ?
Pour moi, cette neutralité est en aspect absolument fondamental de mon métier d’historien. D’autant plus sur un enjeu aussi sensible que Jérusalem. Je considère que le mandat d’un historien c’est de s’adresser à tous les publics potentiels, à des lecteurs qui ont des perspectives divergentes, croyants ou non croyants, de culture juive, chrétienne ou musulmane, pro-israéliens ou pro-palestiniens, etc. Tous les lecteurs, sans aucune exception, doivent se sentir accueillis dans cette histoire de Jérusalem, car c’est la vocation même de cette ville. Et c’est aussi pour cela que la question des sources authentiques était tellement fondamentale, et d’ailleurs à la fin du livre toutes ces sources sont mises à la disposition du lecteur qui voudrait aller plus loin.
Le narrateur du livre est un olivier, situé au mont des Oliviers, et qui plonge ses racines dans le sol depuis 4000 ans. Pourquoi avoir voulu faire porter le récit par un arbre multimillénaire ?
J’ai mis beaucoup de temps à identifier ce narrateur, et il a fallu deux ans avant d’arrêter mon choix sur un olivier. Je voulais un narrateur unique, qui puisse s’inscrire dans la durée, soit 4000 ans. Je voulais aussi un narrateur qui ne soit pas assigné à une seule identité religieuse, donc ni juif, ni chrétien, ni musulman. Mais je voulais surtout qu’il soit natif de Jérusalem. Je souhaitais enfin pouvoir raconter la ville au ras des pavés, sans oublier la vie quotidienne de ses habitants, autour d’un « personnage » rassembleur, rassurant, accessible, qui possèderait une forme de détachement. Zeitoun, qui veut dire « olivier » en hébreu et en arabe, remplissait tous ces critères!
À lire votre ouvrage, on a l’impression que les relations entre les communautés religieuses à Jérusalem se corsent surtout à partir du 20e siècle, avec le découpage du monde en États. Pouvez-vous commenter ?
J’ai en effet la même intuition. Jérusalem rassemble plusieurs religions, plusieurs langues, qu’elle arrive à réguler lorsque le politique n’est pas trop prégnant. À partir du moment où émerge le modèle de l’État-nation, cela est effectivement devenu plus compliqué pour une ville à vocation multiculturelle comme Jérusalem.
À la fin de votre livre, vous évoquez différents scénarios pour Jérusalem d’ici quelques décennies, mais sans indiquer celui qui, selon vous, pourrait être prévalent. Puis-je vous demander d’indiquer comment vous envisagez le devenir à moyen et long terme de cette ville unique ?
Notre olivier a vécu 4000 ans, il n’y a donc pas de raison qu’il meurt en 2023 ! Il imagine effectivement 5 futurs possibles pour Jérusalem : un Bible-Land transformé en parc d’attraction pour touristes; une ville universelle et neutralisée par l’ONU; une ville théocratique, dans laquelle les religieux fondamentalistes auraient définitivement pris le pouvoir; une ville en ruines, détruite par une nouvelle guerre de religions; ou bien une ville ouverte et partagée, capitale pour deux États confédérés. Bien sûr, ce dernier scénario est le plus optimiste !
Jérusalem, c’est votre vie. Vous y vivez, vous étudiez son passé, son présent. Qu’est-ce qui anime chez vous une telle passion, qui perdure dans le temps ?
Pour un historien, Jérusalem est un terrain de jeu incomparable. D’abord, bien sûr, parce que la ville possède un passé particulièrement riche et varié. Mais surtout parce que son étude exige d’être rusé, imaginatif et patient. Finalement on peut dire que c’est une ville en tension constante, ce qui la rend très excitante sur le plan intellectuel, mais aussi très exigeante.
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