Dieu comme projet de société

Le Devoir, 8 juin 1991

Gilles Kepel, Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Paris, Seuil, 1991.

Roger Garaudy, Intégrismes, Paris, Belfond, 1990.

Depuis les années 70, l’activisme a été d’emblée associé à l’Islam (la crise du pétrole et la révolution iranienne aidant), le phénomène s’est manifesté avec vigueur et persistance dans le judaïsme (le mouvement Goush Emounim) et dans le christianisme (les preachers aux États-Unis, le mouvement Communion et Libération en Italie). Il n’est plus possible d’inter-changer activisme religieux et Islam, comme on a pu le faire depuis 15 ans : le phénomène est mondial et touche toutes les religions d’Abraham.

Fort de sa compréhension de l’activisme religieux en Islam, qu’il étudie depuis plusieurs années, Gilles Kepel est allé en explorer sa manifestation sur de nouveaux terrains. L’intérêt de son livre La revanche de Dieu – Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde-, est d’autant plus grand qu’il s’attaque aux causes du phénomène, alors qu’à travers les médias, nous n’en voyons que les effets, à la fois inquiets et fascinés.

Kepel observe que, depuis 1975, de multiples mouvements sont apparus pour oeuvrer à réintroduire la foi comme fondement de l’ordre social. Mais, à la différence d’organisations telles les Frères musulmans, qui empruntent la voie politique (dite « par le haut ») pour parvenir à leur objectif d’une société réglée par les textes sacrés, ces mouvements, organisés comme des associations de bienfaisance, prônent une rupture avec la société moderne et ses valeurs séculières.

Leur programme est de changer la voie « par le bas », par un patient travail souterrain de réislamisation, de rechristianisation ou de rejudaisation. L’objectif des adeptes des mouvements de réaffirmation religieuse « par le bas », n’est pas de conquérir le pouvoir politique (encore que ce soit là une conséquence logique de leur action), mais de s’approprier le pouvoir sur les âmes, car l’« oubli de Dieu est à la racine des maux que connaît l’organisation sociale ».

Ennemi commun : le laïcisme, l’hégémonie de la raison sur la foi. En réintroduisant dans le corps social une éthique religieuse par le biais de réseaux communautaires qui prennent le relais de l’état déficient, on inculque aux individus, dans un monde à la dérive, un projet porteur d’avenir. Il ne s’agit donc pas de refuser toute évolution, mais plutôt d’apposer, sur la modernité, la toile religieuse.

Cette percée des mouvements religieux,« par le bas » prend diverses formes. En Europe, sa plus spectaculaire manifestation est le mouvement italien Communion et Libération de don Luigi Giussani. Celui-ci lutte pour redonner à la religion une « situation de droit public » : depuis Vatican II, décrie Giussani, la foi est piétinée par l’idéologie laïque.

Aux États-Unis, c’est le télévangélisme. Objectif : transformer en profondeur l’éthique sociale, en affirmant la transcendance absolue la Bible. À travers Oral, Roberts, Bakker, Falwell et autres chantres de la religion-spectacle, on découvre, écrit Kepel, « une misère américaine qui n’est pas toujours moins intense que celles des pays musulmans sous-développés ». Il faut y voir, dit-il, une forme de thérapie sociale pour ceux à qui l’humanisme séculier n’apporte qu’une cohorte de frustrations.

Spectaculaire réaffirmation du religieux dans le judaïsme également ou, à partir de 1967, des groupes religieux se mettent à revendiquer, à partir d’une lecture rigide des Textes sacrés, une juxtaposition des frontières bibliques et territoriales d’Israël.

Le désarroi qui suit la guerre de 1973 se traduira par l’apparition de mouvements de rejudaïsation, qui veilleront « à ce que soient mis en pratique, dans la vie quotidienne des juifs, les commandements issus des Textes sacrés, garants de la perpétuation d’une identité juive propre, qui multiplient les signes de différenciation avec la société non juive -ou non observante – environnante ».

En voulant construire un univers autonome, séparé de la société séculière, les divers mouvements religieux « par le bas » n’en prétendent pas moins rejoindre tous les membres de la société. Mais ils atteignent surtout les segments en proie au désarroi, les déshérités de la société moderne séculière, ceux que frappent toutes les crises économiques.

Dans une société plongée dans la confusion suite à l’effondrement des utopies séculières, ces jeunes musulmans des bidonvilles, petits blancs de l’Amérique, hassidiques d’Israël, témoignent, soutient Kepel, d’un malaise social profond et non d’un quelconque dérèglement de la raison.

Porteurs d’un projet de transformation sociale, les militants de ces mouvements en appellent à la venue d’une époque ou l’homme sera libéré de sa vanité, source de tous les malheurs (divorce, drogue, suicide). Mais ces sursauts religieux, avertit Kepel en terminant son remarquable ouvrage, sont sources de frictions d’une inéluctable confrontation entre fidèles de confessions différentes galvanisés par leur vérité respective.

C’est en raison de ce danger de friction que Roger Garaudy, dans Intégrismes, qualifie ce phénomène de « maladie mortelle en cette fin du XXe siècle ».

L’intellectuel français ne fait aucune nuance entre les diverses formes de renouveau religieux. Son livre se veut plutôt dénonciateur. Sa critique de la vision intégriste du monde est particulièrement acérée. Il la condamne comme étant un retour aux formes et non aux origines, un retour à la tradition fossilisée, une lecture des textes saints avec des « yeux de morts ».

Pour combattre les « cancers intégristes », il propose une « grande inversion » dans nos rapports avec le tiers-monde, par la prise en compte de ses besoins réels. Il voit dans le dialogue la remise en question de nos propres certitudes, la seule route d’évitement des fanatismes de tout ordre, le seul « remède de fond pour contrer, conclut-il avec passion « les frustrations, les refoulements, la négation des vrais besoins et de l’identité personnelle du plus grand nombre ».

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