Gérard Chaliand, Mémoire de ma mémoire, Paris, Julliard, 2003.
Nuit blanche, no. 93, janvier 2004
Pour les passionnés d’histoire et de géopolitique, Gérard Chaliand reste une référence depuis maintenant trois décennies. Ses atlas géostratégiques et ses ouvrages politiques, tirés de ses pérégrinations, ont formé nombres de férus de politique mondiale, particulièrement dans la sphère francophone.
C’est par la voie du récit poétique que cet homme à la plume alerte se commet cette fois sur un sujet hautement sensible et plus personnel, le massacre des Arméniens par les Turcs, au début du siècle, principalement en 1915-1916. Arménien d’origine, mais de culture occidentale, Gérard Chaliand se remémore son passé le plus lointain pour rendre un ultime hommage à ses ancêtres combattants et ranimer le souvenir de cette douloureuse période pour la société arménienne, la première tache noire d’un XXe siècle riche en tragédies.
Le résultat en est un récit palpitant, composé de rappels historiques et de reconstitutions imaginées par l’auteur, de la vie de ce peuple dans son combat héroïque pour sa survie et pour sa liberté. Une mémoire habitée par la pire des douleurs, celle d’« assister impuissant à la torture et à la mort de ceux qu’on aime ».
Gérard Chaliand évoque les premiers pogroms anti-arméniens, où son grand-père maternel, aîné d’une famille de six enfants, a vu son père assassiné en 1895 sous les ordres du sultan turc. L’œuvre néfaste s’est poursuivie lors de la Première Guerre mondiale, les Turcs considérant les Arméniens comme un obstacle au panturquisme, dernière tentative de sauvegarde d’un empire déliquescent, rapiécé par le colonialisme européen. La moitié de la population arménienne sera exterminée. Seulement deux des neuf enfants de la famille paternelle de l’auteur survivent, leurs âmes à jamais habitées de ces morts sans sépulture.
Le dernier chapitre, émouvant, est celui d’un homme se sachant près de la fin de sa vie et réfléchissant à ce lourd héritage de sang, « ce passé dont je n’avais pas voulu ». Il y explique les raisons de ce témoignage tardif. « Ce qui n’a pas été consigné n’existe pas », écrit Gérard Chaliand, qui conclut avec lucidité que « la violence est au cœur de l’espèce et la fureur de dominer n’est surpassée que par le désir de vivre, si chevillé qu’il engendre souvent la servitude ».
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