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Allah et la Polis

Nuit blanche, no. 166, printemps 2022

Sous la direction de Mounia Ait Kabboura et Mohamed Fadil, avec la collaboration de Martin Geoffroy et Mohammed Ababou, ALLAH ET LA POLIS. QUEL ISLAM POUR QUELLE IDENTITÉ, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 260 p, ; 29,95 $

Le livre contient une série de textes de différents auteurs d’origine québécoise et marocaine, réunis dans une collaboration singulière et bienvenue. Il s’attarde de manière générale à une problématique centrale dans le monde musulman, soit la relation entre la religion islamique et le pouvoir, et l’évolution de cette relation au fil du temps.

Il n’est jamais facile de dégager un propos unificateur de ce type d’ouvrages, tant les sujets sont variés : du salafisme au Burkina Faso à l’analyse de groupes marginaux qui s’en prennent à la foi islamique au Québec. D’autant que les essais présentés s’appuient sur des notions savantes, peu accessibles au grand public. On retient notamment des groupes marginaux anti-islamiques au Québec leur « essentialisation » de l’islam, dans un « discours décomplexé », qui « normalise la haine des autres ». Et qui fait de cette religion une foi intrinsèquement de nature violente. Erreur grave, car la religion est in fine ce qu’en font les pratiquants.

Un des textes qui m’a le plus interpellé, ayant souvent voyagé au Burkina Faso : l’analyse de l’islam dans ce pays. Cette contrée autrefois si douce et agréable a, hélas, vu l’émergence d’un islam violent, intolérant. Cette vision étroite de la religion s’est même répandue dans la religion chrétienne locale, favorisant une atomisation de la société, dit l’auteur.

Un autre texte qui interpelle porte sur le mariage et la sexualité en islam : le sexe hors mariage est encore interdit moralement et normativement. Or, devant des jeunes qui s’unissent de plus en plus tard, les sociétés islamiques ont au fil du temps mis au point des bricolages juridiques, des unions temporaires, ou « mariages de jouissance » qui visent essentiellement la satisfaction sexuelle des partenaires.

L’ouvrage offre une palette de points de vue sur différents enjeux de recherches portant sur l’islam, tel que vécu dans le monde occidental et musulman. Une lecture souvent aride, mais néanmoins enrichissante sur une religion dont on n’a pas fini d’étudier la complexité, les composantes diverses de son cheminement depuis qu’il est confronté à la modernité occidentale.

 

 

Batouala

René Maran, BATOUALA, Paris, Éditions Albin Michel, 2021, 260 p.

Nuit blanche, no. 165, hiver 2022

Un siècle après sa parution, ce roman datant de 1921 fait l’objet d’une réédition des Éditions Albin Michel. La manœuvre est bienvenue dans le contexte actuel, fait de débats enflammés sur le racisme, le colonialisme, la couleur de peau.

La publication de l’ouvrage de cet auteur (1887-1960), originaire des Antilles, fonctionnaire français de l’administration coloniale, avait fait scandale dans la France de l’époque.

Il avait, apprend-on dans la préface d’Amin Maalouf, mis à mal le sentiment civilisateur dominant à propos de la colonisation. Un coup d’épingle dans la fierté nationale française d’autant plus difficile à accepter que la parution du livre eût tout un écho : l’écrivain avait en effet réussi l’exploit de gagner le Goncourt à son tout premier roman, et ainsi devenir le premier Noir à remporter un prix littéraire de prestige, consacrant son statut de pionner du roman africain en français.

L’histoire se passe en Afrique centrale, plus précisément dans la République centrafricaine actuelle, territoire nouvellement colonisé par la France. Batouala est le chef vieillissant, mais jaloux et implacable d’une ethnie locale, les Bandas. Il en vient à l’affrontement avec le jeune Bissibin’gui, car celui-ci entretient une idylle avec une de ses huit compagnes, au surplus sa favorite, Yassigui’ndja.

À travers le vécu de Batouala, on voit un monde s’écrouler, se déliter et le roman fait ainsi penser au chef-d’œuvre de Chinua Achebe, Le monde s’effondre. Ce dernier roman (1958) porte aussi sur la colonisation, mais britannique, telle que vue par des Africains et la disparition brutale d’une vie communautaire qu’on croyait figée à jamais.

D’une écriture précise et très soignée, ce livre est un cours d’ethnologie tant on s’imprègne de la culture africaine ancestrale : on fait la connaissance de noms propres, de noms de villages, de coutumes, de mots tirés du contexte africain de l’époque, dont on n’a jamais vu la résonnance ailleurs. Cela ralentit certes la lecture, mais dénote ce qu’on devine être le soin pointilleux qu’a mis l’auteur à rédiger son œuvre.

Le livre n’est pas l’attaque frontale dont on aurait pu s’attendre contre la colonisation. Son propos est plus subtil, plus oblique, à sur l’influence néfaste de la présence des colons pour la population noire.

Les Français sont en fait quasiment absents du roman. Leur rare mention les ramène à un rôle d’usurpateur et d’oppresseur, avec un comportement irritable, impatient, et surtout insensible à la culture des populations des territoires qu’ils cherchent à confiner au travail forcé.

« Notre soumission, reprit Batouala, dont la voix allait s’enfiévrant, notre soumission ne leur a pas mérité leur bienveillance. Et d’abord, non contents de s’appliquer à supprimer nos plus chères coutumes, ils n’ont eu de cesse qu’ils ne nous aient imposé les leurs. (…) Les blancs sont ainsi faits que la joie de vivre disparait des lieux où ils prennent quartiers. » (p.101)

Il est paradoxal que René Maran soit décédé en 1960, au début des indépendances africaines. Son livre aura assurément contribué à une prise de conscience de la cruauté et du manque de dignité de plusieurs colons dans le cadre de cette colonisation brutale des Européens à partir du 19e siècle, dont les effets délétères se font encore largement sentir aujourd’hui.

Yvan Cliche

 

Mon père, Bonnardel et moi

Aristote Kavungu, MON PÈRE, BONNARDEL ET MOI, Ottawa, L’interligne, 2019, 82 pages.

Nuit blanche, no.157, hiver 2020

C’est l’histoire d’un Congolais vivant à Paris et dont le père a été injustement emprisonné et torturé par le cruel Django en République démocratique du Congo, durant une période de 10 mois : on se sait vraiment pour quelle raison.

C’est bien sûr un gros drame dans la vie du narrateur, Emmanuel, même si son père, un bon vivant, maintenant décédé, a souvent raconté cet événement indigne avec une ironie énigmatique.

Puis un jour, avant un départ prévu pour une longue durée, Emmanuel doit faire un appel, se rend dans une cabine téléphonique, et tombe-immense hasard-, sur le portefeuille oublié de Bonnardel. Ce dernier, professeur d’université, fait l’objet de l’attention médiatique du moment : il est accusé de crimes contre l’humanité, pour des actions menées il y a des décennies, en Indochine.

Emmanuel prend lien avec lui pour lui rendre son portefeuille, mais avec la ferme intention de tirer avantage de cette rencontre si imprévue pour comprendre la psychologie tordue et cruelle de Bonnardel, et indirectement celle de Django, le tortionnaire de son père.

Ce roman court, mais intense, d’un auteur d’origine africaine installé au Canada pose une des plus difficiles questions qui taraudent tous les passionnés d’histoire : comment expliquer l’horreur, l’inhumanité liée à l’exécution de la violence de masse. Avec quelques pistes de réponse, mais peut-on vraiment répondre à cette troublante question ?

Cantique de l’acacia

Kossi Efoui, CANTIQUE DE L’ACACIA, Seuil, Paris, 2017, 284 pages

Nuit blanche, site web, 8 avril 2018

Les personnages : Silvano et Grace, avec leurs descendants, fuyant les exactions. Le lieu : l’Afrique de l’Ouest, principalement le Ghana et le Togo, mais aussi l’énigmatique Côte d’Ivoire. Pourquoi ces faits posés immédiatement ? Car ce roman envoûtant n’a rien d’une histoire simple à suivre. Écriture elliptique, onirique, distinction brumeuse entre le rêve et la réalité, allusion aux mythes ; le roman n’en décrit pas moins la réalité africaine d’aujourd’hui et de demain.

Composé de courts chapitres qui sont des réflexions sur l’Afrique profonde, réelle, sur l’exil souvent fossoyeur d’espoirs, les enfants de la rue, l’abomination de la politique et ses dérives identitaires, la ruée vers l’argent facile, l’hypocrisie des dirigeants et l’avarice de leurs proches ainsi que la solidarité familiale qui est la seule qui reste, Cantique de l’acacia est un roman d’une ironie flirtant avec la cruauté, difficile mais prenant.

On reprend ici des passages pas moins que géniaux.

Ainsi une description juste de l’Afrique en mode survivance : « Dans ces quartiers où coulaient à flots la marchandise et l’argent de la marchandise, la frénésie du gain n’ouvrait que trois voies à la jeunesse ambitieuse : voleur, gendarme ou commerçant ».

Sur l’exclusion : « […] on devient cynique et vengeur par sentiment d’exclusion ».

Sur la vie d’aujourd’hui : « La nouvelle ère, l’ère moderne, sera celle de l’homme impatient. Et toute inaptitude à l’impatience sera marque d’une tare ».

Sur la mémoire : « Tout événement vient au monde par deux chemins : le chemin de l’aller qui est celui des faits, et le chemin du retour, où les faits se transforment en récits, chansons, paraboles, blagues, contes, devinettes, proverbes, mythes, prophéties ».

On prend une pause pour absorber le propos, mais on y revient. Sans regret.

Penser et écrire l’Afrique d’aujourd’hui

Nuit blanche, no.149, hiver 2018

Sous la direction de Alain Mabanckou, PENSER ET ÉCRIRE L’AFRIQUE AUJOURD’HUI, Seuil, Paris, 2017, 212 pages.

Issu d’un colloque tenu en 2016 à Paris, ce livre vise à combler un grand déficit d’études et de réflexions sur la littérature africaine en Europe, en France notamment.

Une inconséquence étant donné le destin tissé serré qui unit la France et le continent africain depuis deux siècles. Qui de mieux pour traiter de cet enjeu qu’Alain Mabanckou, auteur du roman primé Mémoires de porc-épic (2006) et professeur universitaire en Californie ; il est l’initiateur de cette démarche qui rassemble plusieurs intellectuels intéressés par le sujet.

On trouve d’ailleurs dans cet ouvrage un texte de Dany Laferrière, sur Haïti, faisant le parallèle entre l’évolution historique du pays et ses effets sur la littérature nationale.

La littérature africaine est complexe : à la fois écriture de proximité et écriture fortement teintée du vécu migratoire. Une littérature appelée à se développer, étant donné la forte croissance démographique du continent et les déplacements des populations africaines vers les continents plus riches et vieillissants d’Amérique du Nord et d’Europe. Ce que l’universitaire Achille Mbembe nomme, dans son texte « L’Afrique qui vient », le lieu où se joue « l’avenir de la planète » dans un monde de migrations planétaires accrues.

Le commentaire qui m’a le plus interpellé est celui de Célestin Monga, fonctionnaire international à l’ONU. L’auteur rappelle les difficultés bien réelles du continent et s’interroge sur les causes de cette pauvreté injustifiée. Selon les uns, elle est due à des facteurs historiques, politiques, économiques (approche structuraliste) ; pour les autres, ce sont les choix, individuels et collectifs des Africains, notamment de leurs élites, qui expliquent leur situation peu enviable (approche culturaliste). Lecture manichéenne qu’il faut dépasser selon lui : la pauvreté africaine n’est pas une fatalité, et il recommande aux intellectuels africains de prendre l’économie plus au sérieux.

En gros, une des idées fortes à retenir de ces diverses contributions est la nécessité pour nos pays de s’approprier bien davantage la littérature africaine. Avec les migrations accrues, le métissage, elle n’est plus une littérature exotique, mais une littérature planétaire, qui ne peut que rejoindre nos propres expériences. Il faut donc lui faire une meilleure place dans nos choix de lecture et au sein des institutions du savoir. Cette littérature, pour exister, doit aussi être reconnue, en somme elle doit faire partie du « récit national », comme le signale un des auteurs, Pascal Blanchard.

Globe-Trotteuse. Aller simple pour l’Afrique

Caroline Jacques, GLOBE-TROTTEUSE. T.1. ALLER SIMPLE POUR L’AFRIQUE, Montréal, Hurtubise, 2017, 241 pages.

Nuit blanche, no.148, automne 2017

C’est sans complaisance que Caroline Jacques livre un portrait de sa vie d’expatriée en Afrique, plus précisément dans le pays le plus pauvre de la planète, le Niger. Coopérante volontaire pour une ONG québécoise à titre de juriste en appui aux droits des femmes, elle décrit son courageux parcours de jeune femme (elle a à l’époque 29 ans), Blanche, seule, dans ce pays où règnent la chaleur extrême et le dénuement extrême.

Je le signale d’emblée : à titre d’ex fonctionnaire international basé en Afrique, et expatrié sur le continent pendant 4 ans, j’ai dévoré ce livre, que j’ai lu d’un trait dès que j’en ai commencé la lecture. Je me suis totalement reconnu dans la description faite par l’auteure sur le Niger, sur l’Afrique, les embûches que l’on affronte, les joies et déceptions que l’on y vit.

Caroline Jacques y décrit sa vie quotidienne : les victoires et les difficultés rencontrées au travail; la forte coupure que l’on ressent entre sa vie d’expatriée et celle de nos proches au Québec; l’amitié complice qu’on tisse entre expatriés; la pauvreté crève-cœur que l’on côtoie; l’exaspération ressentie devant la sollicitation sans arrêt qu’on y subit pour acheter des pacotilles et donner de l’argent; la grave misère dans laquelle est plongée les femmes (celles-ci étant accablées de toute part par leurs nombreux enfants et la survie de leur famille); la corruption morale de nombreux dirigeants politiques qui tranche avec l’héroïsme admirable de certains responsables de la société civile; les dangers constants posés par la malaria : tout y est décrit d’un ton exact, approprié, porté par une belle plume, précise, sans fioritures, fluide.

Même l’intimité que consent à nous faire part l’auteure, relatant sa vie sentimentale (elle part au pays tout juste après la rupture de sa relation amoureuse) est pertinente au contenu : avec le temps, on découvre souvent que les expatriés en Afrique y sont aussi pour fuir une cicatrice que l’espoir du dépaysement viendra dissoudre.

Il s’agit aussi d’un parcours à haute valeur sentimentale pour l’auteure. On y apprend, tard dans le livre, qu’elle a, jeune enfant, perdu ses deux parents, décédés sur le continent lors d’un accident aérien au Burundi…

Beaucoup rêvent, à leur jeune âge, au mitan de la vie, ou à leur retraite, d’un séjour prolongé de coopération volontaire dans un pays en développement : ce livre est pour eux. Ils y découvriront la vie qui les attend, avec les beaux moments, vraiment uniques, mais aussi, hélas, les probables désillusions.

Le sous-titre de cet ouvrage laisse entendre une suite à cette intéressante aventure personnelle. Je serai preneur.

Les douzes portes du sergeant Gordon

George Makana Clark, trad. de l’anglais par Cécile Chartres et Élisabeth Samama, Anne Carrière, Paris, 2015, 304 p.

Nuit blanche, site web, avril 2016

On entre dans ce roman comme dans un jeu de miroirs où la réalité nous apparaît voilée, furtive, onirique, sans ligne de démarcation claire entre le spirituel et le temporel. Mais on en ressort éclairci sur un certain esprit qui habite encore l’Afrique, et admiratif devant une œuvre aussi forte d’un romancier africain blanc qui a grandi au Zimbabwe (ex-Rhodésie), et dont c’était le premier livre, paru en 2011.

Le roman, par touches lyriques, suit un ordre chronologique à rebours : l’histoire débute en 1978 pour se finir en 1957. Elle commence dans une mine de cuivre, dans un enfer sur terre : le sergent Gordon est confiné à des travaux forcés. On suit ensuite le parcours en douze chapitres de cet officier blanc plongé au cœur d’une guerre civile effroyable qui marque la période de transition entre la Rhodésie et le Zimbabwe. Un passage marqué par une violence sans nom entre les « forces de sécurité », dont fait partie le sergent Gordon, et les « guérilleros ».

L’auteur nous plonge en pleine Afrique australe avec sa géographie si vivace, sa température extrême, ses animaux exotiques et gigantesques, sa culture fantomatique faite de sorciers, d’histoires impossibles, de rituels mystiques, de religions syncrétiques et d’idéologies extrémistes.

Nos repères habituels – mais c’est là la marque de l’Afrique – sont mis à mal : on ne sait plus si ceux qui doivent apporter la liberté, animés par des constructions idéologiques bancales teintées de maoïsme et de castrisme, sont vraiment porteurs de progrès, et si ceux qui les combattent ne sont pas finalement un rempart contre une autre folie meurtrière. Le tout est raconté à la manière d’un conte au coin du feu, par une soirée sombre où la parole devient si envoûtante qu’elle a force de réalité : « Quant à Mr Gordon et moi, nous ne parlions jamais de sa lignée. C’était entendu entre nous, un secret entre père et fils que ma mère ne devait pas découvrir. Ce secret remplissait toutes les pièces de la maison, tous les recoins, toutes les fissures, laissant à peine la place aux rats ».

Reportages sous influence

Éric de Belleval, Reportages sous influence, Sophomore, Montréal, 2015, 261 p.

Nuit blanche, no. 141, hiver 2016

Appelé à produire un reportage photo auprès de l’ONG Canadian Doctors en Angola, pays lusophone grand producteur de pétrole, Jacques Bresson, le narrateur du roman, y découvre la grande influence exercée par la société pétrolière Alpha sur la marche du pays.

Bien malgré lui, et dès son arrivée sur le sol angolais, il est plongé dans le jeu d’ombre du pouvoir réel exercé dans ce pays par l’argent du pétrole, et aussi par celui tiré du commerce illicite de diamants.

Peu après son arrivée dans le pays en effet, Bresson est en voiture en compagnie de M. Fransten, président d’Alpha, lorsque celui-ci est assassiné. Blessé lui aussi, Bresson n’en est pas pourtant à ses dernières aventures. Aux côtés de la docteure Hélène Garnier, avec laquelle tout au long du roman il entretient une relation hautement dysfonctionnelle, il part en mission dans le pays, même s’il n’est pas encore pleinement rétabli de sa blessure. Dans cette contrée fort instable en proie à une guerre civile, voilà une expédition qui n’est pas sans danger : à preuve les membres du convoi, soit Bresson, la docteure Garnier et leur chauffeur se font enlever par une ethnie locale.

Maltraité mais non violenté, le duo canadien réussit toutefois à s’en sortir en prenant la fuite lors d’un incendie dans le hameau isolé où ils sont gardés de force, et à regagner le Canada. De retour au pays, ils sont soumis à des interrogatoires « amicaux » des services de sécurité.

L’histoire ne se termine pas là. Car Bresson reçoit une proposition pour revenir en Angola. C’est que la femme de Fransten souhaite remettre la main sur des diamants dont elle se dit propriétaire, mais qui lui auraient été subtilisés. Elle demande l’aide de Bresson, en échange de quoi elle l’aidera à compléter son reportage photos ; le journaliste, en effet, n’a pas pu prendre de clichés valables lors de son premier séjour.

Mais le plan échoue. Ce retour en Angola permet toutefois au photographe de mieux comprendre les rouages intimes et les manipulations de la vie politique locale : même s’ils se camouflent sous de fausses apparences, dont celles de l’aide humanitaire, les intérêts pétroliers et diamantaires priment sur tout, au mépris des lois et du développement inclusif, et les Occidentaux, complices, ferment les yeux. Les grands perdants : la majorité du peuple, démuni, qui ne profite en rien de l’exploitation, en fait du pillage, de ses ressources nationales.

Soutenu par un rythme qui ne faillit pas, le roman de M. de Belleval est un portrait crédible du contexte africain, notamment de ces pays débordant de ressources, mais qui restent quand même confinés dans le sous-développement permanent.

L’intégrisme musulman est là pour rester

Huffington Post, 28 juillet 2015

État islamique, Al-Qaïda, Boko Haram, intégrisme, islamisme, djihadisme, salafisme: autant de qualificatifs pour nommer les actions des «barbus», en majorité de jeunes hommes se disant musulmans, ayant troqué une vie «normale» pour faire du djihad (la guerre sainte) leur travail au quotidien. Des jeunes minoritaires rappelons-le, qui ne représentent pas la communauté musulmane dans son ensemble, qui aspire, comme toutes les autres civilisations, à une vie pacifique.

Encore tout récemment, la Turquie, un pays musulman, a dû intervenir en force pour contrer des attaques de l’État islamique. Chez nous, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dit ouvertement s’inquiéter d’autres attentats possibles commis au nom d’un certain islam.

Phénomène plutôt marginal avant les attentats du 11-Septembre 2001, l’intégrisme musulman est devenu un enjeu central de la géopolitique internationale, autant pour les pays musulmans, même ceux où la religion joue pourtant un rôle central, comme l’Arabie saoudite, que pour les pays occidentaux.

Les experts n’en finissent plus de tenter d’en expliquer les sources, les complexités et les mouvances. Car en effet l’intégrisme se décline maintenant sous plusieurs formes, d’une variante soft à une variante de type «millénariste».

Devant cette complexité, l’orientaliste confiné hier à ses travaux poussiéreux en cercle très fermé est devenu, à force de passer à la télé, une vedette reconnue et abordée dans la rue. Qui l’eut cru!

L’avenir de ces orientalistes vedettes semble bien assuré. Car l’intégrisme islamique ne disparaîtra pas de sitôt, il semble même prendre de la vigueur maintenant que les intégristes purs et durs ont pu créer leur propre «État» sur des territoires en Irak et en Syrie, attirant un flot de jeunes enivrés par son projet radical de remise en cause d’un monde encore dominé par l’Occident.

Pour ma part, qui s’intéresse et qui écrit sur ce phénomène depuis presque trois décennies, cette longévité de l’intégrisme musulman, sous ses diverses appellations, constitue une surprise.

Quand j’ai rédigé un mémoire de maîtrise de science politique en 1987 portant sur l’intégrisme islamique, plus spécifiquement sur le développement des Frères musulmans en Égypte, je croyais m’attaquer à un phénomène important, certes, mais qui, somme toute, devrait s’atténuer avec le temps, à la faveur du développement économique et social des États arabes.

Jamais je n’avais prévu la constitution et l’activisme, des décennies plus tard, de mouvances encore plus radicales et underground, dédiées à utiliser une violence extrême pour répandre une telle idéologie.

Comme tout le monde, j’ai été estomaqué par les attentats commis aux États-Unis en 2001 et, là encore, je croyais qu’il s’agissait du sursaut d’un intégrisme radicalisé devant petit à petit s’éteindre avec la modernisation des sociétés arabes.

Erreur. Au contraire, cette modernisation semble finalement attiser son pendant «malin», l’intégrisme dur, sans compromis.

En fait, plus la société se modernise, plus elle engendre chez certains une réaction de rejet encore plus affirmée qu’autrefois. Sans compter les politiques menées par un monde occidental souvent bien peu subtil dans ses liens avec le monde musulman, et dont les actions alimentent trop souvent les frustrations.

Quand on y pense, cette persistance de l’intégrisme islamique, notamment dans le monde arabe, et maintenant de plus en plus en Afrique, est-il si étonnant? L’intégrisme musulman a, en fait, des racines profondes. On attribue sa naissance à la fin du 19e siècle. Il a émergé en force au début du 20e siècle avec la création, à la fin des années 1920, de l’organisation des Frères musulmans en Égypte, et son idéologie s’est ensuite répandue, avec des mouvements plus ou moins bien organisés, dans presque tous les pays arabes, et ce, jusqu’à aujourd’hui.

Ces pays ont en général utilisé la violence, souvent très féroce, pour endiguer le mouvement, comme le prouve la répression actuelle, sans pitié, des Frères musulmans sous le régime du président Abdel Fattah al-Sissi, en Égypte. Si bien que toute l’histoire de ce pays depuis 100 ans n’est, ni plus ni moins, que la répétition ad nauseam de l’affrontement entre un régime militaire et la mouvance islamiste.

Qu’en conclure?

Que le phénomène intégriste sera là, certainement encore pour bien longtemps. Il ne se «dissoudra» pas de sitôt, d’autant que les maux qui alimentent son maintien, soit l’absence de démocratie, l’État de non-droit, des services publics inefficaces, les disparités économiques, l’injustice, la discrimination, l’insécurité, le népotisme, les interventions étrangères mal venues, la rigidité identitaire, en somme, un monde arabo-africain qui en grande partie «subit» le monde moderne plutôt qu’il ne le construit, ne semblent pas en voie de disparaître.

Survivre. Pour voir ce jour

Rachel Mwanza, et Mbépongo Dédy Bilamba, Survire. Pour voir ce jour, Michalon Éditeur, Paris, 2014,
185 p.

Nuit blanche, no.135, été 2014

C’est vraiment une histoire incroyable que nous relate dans ce livre la Congolaise Rachel Mwanza, la jeune vedette du film québécois Rebelle du cinéaste Kim Nguyen : celle d’une enfant de la rue, une shegué comme on les nomme là-bas, renvoyée de son foyer sous la pression de sa grand-mère possédée par des croyances malsaines de sorcellerie, qui croit sa petite-fille envahie par le Malin.

Au début, c’est pourtant pour Rachel une belle histoire. Elle a la vie sans souci d’une enfant d’une petite communauté à Mbuji-Mayi, à 1000 km de la capitale, jouant avec ses amis, profitant des grands espaces. Mais son destin prend un mauvais tournant avec la relation de ses parents, qui se dégrade, et qui amène la famille de six enfants à quitter son village pour Kinshasa, sans le père, mais avec la grand-mère maternelle. Rachel, la troisième de la fratrie, y atterrit à neuf ans.

À Kin comme est nommée la mégapole invivable du Congo (RDC), la famille échoue dans un petit logis misérable, survivant laborieusement, au jour le jour, et c’est « la fin de l’insouciance », comme le dit Rachel. Elle ne va plus à l’école, elle a faim, voit sa mère s’absenter pour de longs séjours pour tenter ailleurs de subvenir à leurs besoins. La mère s’exile même hors du pays, en Angola, et Rachel, très attachée à elle, n’aura ensuite plus de ses nouvelles.

Comme les malheurs dus à la pauvreté extrême accablent la famille, la grand-mère voit Rachel comme la source de leurs malheurs, comme une sorcière, qu’il faut chasser. Rachel se retrouve donc à la rue, bannie de la communauté. « Pire qu’un voleur de marché ou un politicien corrompu, dans la société kinoise, la personne accusée de sorcellerie concentre toute la haine d’un peuple accablé ».

De fil en aguille, Rachel arrive à émerger en jouant notamment dans un documentaire belge sur les enfants de la rue à Kinshasa. Ce rôle lui ouvre ensuite les portes pour une audition qui changera, radicalement, sa vie. Le cinéaste québécois Kim Nguyen et son équipe sont en ville pour une fiction relatant le vécu d’une enfant de la rue, qui sera forcée par des milices de tuer ses parents, mais tombera aussi amoureuse d’un jeune garçon de son âge. Elle passe une audition. Son émotion crève l’écran. Elle est sélectionnée, sur le champ.

Le reste est un conte digne de Walt Disney. Non seulement le film connaît un succès fulgurant, mais la jeune Rachel est primée au Festival international du film de Berlin, et en liste pour un prix aux Oscars du cinéma, à Los Angeles, où elle se rend. S’en suivent des séjours comme vedette de cinéma à Montréal, Toronto, Paris…Puis une Fondation à son nom, pour venir en aide aux enfants de la rue en RDC. Trop beau pour être vrai, mais vrai quand même. Émouvant.