L’Algérie, de modèle à zone d’horreurs

Métro, 26 avril 2001

Depuis une dizaine d’années, en raison de nombreux massacres qui surviennent régulièrement dans ce pays, l’Algérie n’en finit plus d’alimenter les entrefilets de nos quotidiens : au total, on déplore plus de 100 000 morts depuis 1990. Comment expliquer cette situation dans un pays pourtant autrefois reconnu comme un modèle de développement ?

Kamel, immigré depuis cinq ans au Québec, est père de deux enfants et responsable de la sécurité informatique pour une entreprise connue, au centre-ville de Montréal. Comme nombre d’Algériens, il refuse de consentir à faire publier son nom de famille, car il sait que des propos mal interprétés pourraient lui être nuisibles.

Kamel raconte avec enthousiasme les débuts de sa vie professionnelle au sein de l’État algérien, indépendant depuis 1962, à la suite d’une guerre sanglante avec la France. Dirigée par Houari Boumedienne, qui a détrôné en 1965 le premier président Ben Bella à la faveur d’un coup d’état, l’Algérie est à construire : infrastructures routières, écoles, hôpitaux, usines, ministères, sociétés d’État.

Kamel s’en rappelle comme d’une époque enivrante. « Assurer la continuité de la quasi-totalité des services laissés vacants par le départ des colons avait donné un sentiment de grande fierté aux cadres. Colonisés par la France durant plus d’un siècle, nous avions maintenant un pays qui nous appartenait, et dont nous étions entièrement responsables, dit-il. Nous étions tous unis pour une même cause, voir une mission : le développement du pays et son accession à la modernité.

Et cela fonctionne. Sur le plan international, l’Algérie fait figure de leader des pays dits du tiers-monde.

Les germes de la rupture
Kamel poursuit son ascension professionnelle. Il prend des responsabilités grandissantes au sein de diverses sociétés d’État et gère des ressources de plus en plus importantes. Il est heureux, fonde une famille.

À la fin des années 70, à la faveur de la hausse vertigineuse des prix du pétrole en parallèle au conflit israélo-arabe de 1973, la manne tombe sur l’Algérie. Grand producteur et exportateur de pétrole, l’Algérie entre dans la valse des dollars. À partir de 1980, les produits de consommation de l’étranger entrent en abondance, et plusieurs produits sont même subventionnés pour rester accessibles à toutes les bourses.

La richesse outrancière
Mais, en même temps, se souvient Kamel, une richesse insolente apparaît dans la capitale. Villas, belle voitures, mariages outranciers, tout cela sonne faux dans un pays qui proclame des valeurs d’égalité et de partage.

Avec une croissance démographique exceptionnelle (plus de 3% par an), l’Algérie aborde plus difficilement les années 1980. Le logement, un besoin essentiel, vit une crise grave et récurrente. Le pays n’arrive tout simplement pas à fournir assez de logements à tous ses résidents. À Alger, des bidonvilles apparaissent et on s’entasse à plusieurs dans des logements exigus.

Fin des années 70 : la ferveur animant le développement national commence à s’estomper.

Début des années 80 : des manifestations éclatent en Kabylie et sont réprimées très durement. La revendication politique majeure des Kabyles concerne à la reconnaissance de leur spécificité linguistique notamment. Elle est niée par le pouvoir en place.

Vers la fin des années 80, la manne pétrolière s’estompe. Les prix du brut chutent de façon vertigineuse. L’Algérie, dirigée depuis 1979 par Chadli Bendjedid, voit ses revenus d’exportation pétrolière fondre en peu de temps. C’est l’impasse. Le prix de maints produits de base, autrefois supportés par l’État, monte en flèche. Le pouvoir d’achat s’érode, les conditions de vie se détériorent, et les populations défavorisées gagnent en nombre sous la pression d’un chômage qui avoisine les 30 %, surtout des jeunes.

Certaines couches populaires ne profitent en rien des revenus engrangés par les ventes de pétrole. En 1988, la marmite saute : des émeutes éclatent. Les manifestants, jeunes et provenant des classes pauvres, sont massacrés par les autorités. Une grosse fracture apparaît dès lors entre une partie grandissante de la population et le pouvoir, qui ne s’attendait visiblement pas à une telle manifestation.

Kamel se remémore cette époque : « La belle machine de développement mise en place durant des années s’est grippée, La corruption était de plus en plus visible. La solidarité qui nous unissait s’est effritée. Dans les mosquées, les sermons incendiaires à l’encontre du pouvoir lui assurait dorénavant une popularité incontestable. L’avenir s’assombrissait rapidement et la frustration devenait le sentiment dominant chez beaucoup de jeunes. »

Élections annulées
Désireux d’enlever un peu de pression, le pouvoir, sous la coupole du Front de libération nationale (FLN) depuis 1962, consent une ouverture : des élections démocratiques, qui surviennent en 1991. Il se fait prendre à son propre jeu : les islamistes remportent le premier tour des élections.

Changement de stratégie : les élections sont annulées. Peu de temps après, les principaux leaders islamistes sont emprisonnés. Le président démissionne et est remplacé par Boudiaf, un précurseur de la lutte de libération. En très peu de temps, son discours redonne de l’espoir. Mais il est assassiné, pendant un discours, par un des agents sensés le protéger. Cet assassinat crée une véritable fracture dans la société et c’est comme un signal donné à une violence sans précédent.

Une guerre larvée
Débute, en effet, en 1992, une guerre larvée et sans pitié. On s’en prend à la présence étrangère, aux policiers, à des écrivains, à des journalistes, à des cadres. La confusion concernant ces meurtres est très grande. De faux barrages policiers sont érigés et ceux qui en sortent indemnes racontent des choses horribles. La violence, aveugle et barbare, prend règne. La méfiance s’installe, y compris entre voisins et membres d’une même famille.

Kamel, cadre de l’État, mais habitant un quartier populaire, tente de garder ses distances face à ces luttes. Mais en 1994, il est ciblé. Un jour, il reçoit un coup de téléphone. Le message est clair. Menace de mort. Pourquoi ? Il ne saura jamais vraiment.

Mais il prend la menace au sérieux : des personnes du quartier sont mortes : le garagiste, des policiers habitants le voisinage, un jeune dont la tête a été tranchée et exposée pour être bien vue par tous. Déjà crispé lorsqu’il déambule les rues pour se rendre au travail ou à la maison, il regarde constamment derrière lui. Sa vie ne résume plus qu’à l’aller-retour maison-bureau. Comme pour plusieurs résidents, la coupole de télévision, qui amène des images de l’étranger, reste le seul refuge.

L’émigration
Face à cela, il agit, pour protéger sa famille. Il va en France et cherche à s’y installer. On lui conseille de déposer un dossier de réfugié politique. Il ne s’y résout pas, il deviendrait une sorte de paria pour son pays. Il rentre au pays et reprend son travail. Il dépose une demande ordinaire, de résident permanent au Canada, de plus en plus perçu comme l’Eden par nombre d’Algériens. Entre-temps, il poursuit sa vie quotidienne, s’habituant tant bien que mal à cet état de tension permanente.

Kamel, malgré tout, n’arrive toujours pas à s’expliquer les massacres que les médias rapportent depuis toutes ces années « Tout ce que je sais, c’est que les forces en présence, quand j’ai quitté mon pays en 1995, étaient puissantes et qu’elles se livraient à une lutte sans merci. Les gens qui avaient intérêt à ce que moi et les centaines de milliers de mes compatriotes quittions le pays sont les mêmes que ceux qui massacrent les populations. Qui sont-ils ? Franchement, je n’ai aucune certitude. Aujourd’hui, je suis vivant et je veux simplement que les gens comprennent que la violence ne fait pas partie de notre système de valeur. Qu’ils comprennent que moi et tous ceux que je connais, nous l’avons subie, nous la dénonçons et nous condamnons tous ceux qui y ont recours ».

L’arrivée au Canada
À la mi-quarantaine, Kamel voit les portes du Canada s’ouvrir. En 1996, soit deux ans après le dépôt de sa demande, son dossier est accepté. Avec sa famille, il quitte sa patrie et s’installe à Montréal. Presque sans relations ici, Kamel vit ses premiers mois difficilement. Fort de son expérience professionnelle bien garnie, il se trouve cependant un emploi, clé de l’intégration. Cinq ans plus tard, il se dit heureux de vivre ici. Lui, sa femme et ses enfants s’y plaisent grandement. « On se sent Québécois ».

Seul ombre au tableau : le reste de sa famille qui reste toujours en Algérie et dont il s’inquiète régulièrement.

Malgré ce portrait rempli d’ombres, Kamel insiste : « Les Algériens s’accommodent de vivre avec la violence endémique. Si on sait qu’on peut perdre la vie dans un accident de voiture, on sait aussi qu’on peut mourir dans un faux barrage et cela n’empêche plus de vivre. Plusieurs jeunes tentent maintenant de ce reconstruire un avenir à l’image des jeunes d’autres pays. Ils veulent gagner de l’argent et vivre différemment. Et si je déplore parfois la disparition du culte de la solidarité cher à ma génération, je n’en demeure pas moins optimiste : l’Algérie est un pays de jeunes qui savent, aujourd’hui, quels démons une société ne doit pas réveiller ».

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