Magazine Courants, avril-mai 1988
« Mettre les employés dans le coup! » Roger Néron, connu surtout pour avoir dirigé Culinar pendant dix ans, pourrait résumer ainsi ses quarante ans d’expérience. Entrevue.
Courants : Quelles sont, selon vous, les qualités les plus importantes que doit développer un gestionnaire ?
Roger Néron : Je me suis souvent posé cette question. Pour y répondre, il conviendrait d’abord de définir la gestion. Parmi la cinquantaine de définitions du management qui existent, il y en a une qui me plaît particulièrement : Management is getting things done through other people. Quand on parle de gestion, c’est de cela qu’il s’agit. Obtenir des résultats par l’entremise d’autres personnes.
Il y a donc une grande différence entre gestion et exécution. Un gestionnaire n’est pas un exécutant. Un gestionnaire doit « faire faire ». Pour tout contremaître ou gérant qui accède aux échelons supérieurs de la hiérarchie, on constate que le pourcentage d’exécution de tâches diminue par rapport aux activités de gestion. Un contremaître peut consacrer, par exemple, de 50 à 60 % de son temps à des tâches d’exécution et 40 % à des tâches de supervision. Lorsqu’il progresse au sein de la compagnie, ses tâches de gestion prennent de plus en plus d’importance.
À partir de cette définition, il s’ensuit qu’un bon gestionnaire doit tenter de mieux connaître les gens qui l’entourent, de comprendre leurs aspirations, afin de les aider à développer pleinement leur potentiel, conformément aux objectifs organisationnels. Cela est, à mon avis, le premier devoir d’un gestionnaire professionnel.
L’empathie, la première qualité
-Quelles qualités personnelles tout gestionnaire efficace devrait-il avoir ?
R.N. : Je pense que la qualité la plus importante est l’empathie. Le gestionnaire doit être capable de se mettre dans les souliers de ses employés. Il doit avoir cette faculté, cette habileté de se mettre dans la peau des autres et de comprendre comment ils réagissent. Cette qualité permet ensuite au gestionnaire de mobiliser plus efficacement ses employés pour la réalisation des objectifs fixés par la compagnie.
-Après avoir établi les objectifs, que doit faire un gestionnaire pour qu’ils deviennent réalité ?
R.N. : Il faut dire, tout d’abord, que la gestion a beaucoup évolué. Elle a évolué selon les sociétés, selon les pays et les époques. Le gestionnaire des années 80 ne ressemble pas du tout à celui du début du siècle. Les gestionnaires ont changé car on ne voit plus l’homme, le travailleur, comme un simple producteur.
Aujourd’hui, on met de l’avant et on valorise une vision où l’employé est membre à part entière du projet d’entreprise, plutôt que simple exécutant. Il n’est plus possible, de nos jours, de diriger de manière autoritaire. Les gens sont plus instruits, ils ont une réserve d’aptitudes à développer.
Il s’agit dès lors de les mobiliser, c’est-à-dire de les impliquer et de les faire participer aux projets de l’entreprise et aux grands desseins de la firme. Le projet partagé d’entreprise remplace donc le paradigme de planification stratégique qu’on a connu il y a quinze ans. Ce modèle de gestion, qui privilégie la participation, vise l’utilisation rationnelle et maximale des ressources matérielles et humaines pour la réalisation des objectifs préalablement définis. Il est de plus en plus reconnu aujourd’hui que la clé du succès passe par la mobilisation des ressources humaines.
Les quatre clôtures du manager
-Mais alors, comment y parvenir ?
R.N. : Mettre les employés dans le coup ! Les faire participer aux décisions. Autant que possible, par une saine délégation. Le gestionnaire doit s’assurer de l’existence de conditions favorables à l’épanouissement du personnel. Vous savez, on ne développe pas les gens, on les aide à se développer. L’ancienne division du travail, avec les dirigeants qui pensent et les autres qui exécutent sans concertation, n’est plus valable. Il faut donner la chance aux employés de mettre à profit leurs capacités et de les améliorer. Quand on fait confiance aux gens et qu’on met en place centaines conditions de valorisation, on s’aperçoit avec émerveillement qu’ils aiment travailler et qu’ils aiment s’impliquer. Cette approche doit être inculquée par les dirigeants. C’est d’eux, en dernier ressort, que dépend le succès de cette philosophie.
J’aimerais d’autre part enchaîner avec un concept que j’utilise souvent. celui de cour intérieure du gestionnaire autonome. Entourant la cour, il y a quatre clôtures. Si le gestionnaire reste à l’intérieur de sa cour, s’il ne franchit pas les quatre clôtures qui délimitent son territoire, il peut faire beaucoup de choses. Quelles sont ces quatre clôtures ? La première, c’est la loi. C’est sûr qu’il faut respecter les règles du jeu définies par la loi. La deuxième clôture, c’est le code d’éthique. Une entreprise doit se donner un code d’éthique, un système de valeurs qu’elle demande à ses employés de respecter.
La troisième clôture, c’est la politique et les procédures. Je ne suis pas de ceux qui croient en la mise en place de procédures strictes, car elles peuvent étouffer l’initiative. Cependant, toutes les entreprises en ont besoin pour des raisons de contrôle. Il faut en fait un bon dosage. La quatrième clôture, ce sont les plans, les budgets annuels et semi-annuels pour planifier et évaluer la performance.
Une fois ces clôtures identifiées et délimitées, il est nécessaire de laisser beaucoup d’autonomie au gestionnaire. En somme, les règles strictes et autoritaires, cela ne fonctionne plus. Les ouvriers, les travailleurs étaient exploités auparavant et les syndicats sont apparus pour les représenter. Comme les gens sont plus instruits et mieux informés, ils n’acceptent plus de se faire diriger à l’ancienne. Il faut tenir compte de cela et gérer en conséquence.
Le grand secret
-Vous avez eu affaire à des employés de formation et de caractère divers. Avez-vous trouvé difficile de les faire travailler ensemble ?
RN : C’est sûr qu’il est difficile de faire travailler en harmonie des individus ayant des cultures différentes. La culture, c’est l’expression des valeurs, et quand les valeurs sont différentes, cela se répercute sur la manière de travailler. Le gestionnaire doit essayer de faire converger ces différences vers certains dénominateurs communs, en s’appuyant sur la culture de l’organisation et les objectifs de l’entreprise. Le grand secret, c’est de faire coïncider les objectifs personnels des employés avec les objectifs organisationnels.
Les employés doivent trouver dans leur travail une façon de se valoriser et de se développer. En d’autres mots, le travail ne doit plus être un devoir. mais un outil de développement personnel.
-L’approche est de plus en plus acceptée …
R.N. :Je pense que oui. A quel rythme, à quel niveau, selon quelle ampleur, je ne sais pas, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Nos chefs d’entreprise évoluent et il se fait continuellement des expériences intéressantes au Québec.
Les syndicats comme partenaires
C. : Votre carrière coïncide avec la montée du syndicalisme au Québec. Comment avez-vous composé avec des syndicats forts ?
R.N. : Personnellement, j’ai connu de bons rapports avec les syndicats. On a souvent les relations patronales-syndicales qu’on mérite. Si on ne s’en occupe pas, et que l’on se réveille tous les deux ans, quand la convention collective arrive à échéance, on peut s’attendre à de mauvaises surprises. Ce n’est pas la manière d’entretenir de bonnes relations de travail. Cela doit être un processus continu, qui prend la forme de comités permanents.
En fait, il faut porter autant d’attention aux relations avec les employés qu’à toutes les autres relations qu’entretient la firme. La préparation de la prochaine convention collective doit commencer dès le lendemain de la signature de la dernière. Il importe de maintenir un flot continu d’informations, d’échanges, de consultations. Vous savez, il faut respecter les syndicats. Ils sont là pour représenter les travailleurs. Certes, les centrales syndicales diffèrent l’une de l’autre. Chacune a son idéologie propre. Chose certaine, il faut tenir les représentants syndicaux au courant des projets de l’entreprise. Cependant, je ne crois pas à la cogérance, comme certains syndicats le revendiquent. Le patron est encore le patron, responsable des décisions.
La qualité totale
-Vous parlez de développement des ressources humaines. Mais en quel sens doit-on orienter pour assurer le succès d’une entreprise ?
R.N. : Je vous réponds sans hésitation : vers la qualité totale. Ce concept englobe toutes les grandes préoccupations de l’entreprise moderne. Premièrement. l’avenir de la firme et sa mission. Ce n’est pas suffisant pour une compagnie d’avoir simplement un énoncé de mission assorti d’un plan stratégique et opérationnel. La nouvelle exigence, c’est de mettre au point un projet partagé, où tous participent au devenir de l’entreprise. Ce n’est plus suffisant de simplement connaître ses clients et leurs besoins, il faut dorénavant réussir mieux que tout le monde, surtout dans le contexte de la concurrence mondiale. Il faut avoir de la « réactique », c’est-à-dire une capacité et une rapidité maximales d’adaptation dès l’identification d’un nouveau besoin jusqu’à la mise en marché du produit. Le temps qui s’écoule entre l’identification d’un nouveau besoin et la mise en marché du produit devient de plus en plus
court. L’industrie automobile en sait quelque chose.
Par ailleurs, ce n’est plus suffisant de motiver les employés, il faut les mobiliser. Mobiliser la matière grise est une expression que j’affectionne. Poursuivons : ce n’est plus suffisant aujourd’hui d’avoir un produit ou un service qui soit de qualité conventionnelle. En raison de la concurrence internationale, il faut avoir un meilleur produit, à meilleurs coûts. Pour y parvenir, il convient de propager, parmi les dirigeants, une philosophie de gestion. La qualité totale à laquelle je fais référence n’est pas seulement reliée à la qualité intrinsèque du produit, mais aussi à tout ce qui se fait au sein de l’entreprise. On peut en comprendre le principe à l’aide des fameux zéros qui sont les piliers de la qualité totale : zéro panne, zéro délai, zéro défaut, zéro stock (inventaire), zéro papier. En d’autres termes, les cinq zéros forment la perfection, qu’on ne peut jamais atteindre, mais vers laquelle il faut tendre dès le départ.
Quelques exemples : IBM a converti à Bromont des machines à écrire électriques en puces d’ordinateurs sans même arrêter la production, et sans négliger la qualité. Les compagnies automobiles exigent aujourd’hui non plus des livraisons hebdomadaires, mais toutes les 3 ou 4 heures. Les frais énormes d’inventaires sont ainsi réduits au minimum. Les relations avec les fournisseurs fondées uniquement sur la recherche du meilleur prix, il faut oublier cela. Il importe plutôt d’inculquer le concept de maillage : associer tous les maillons de la chaîne et les faire travailler ensemble pour améliorer son propre produit et réduire les coûts.
Du temps pour la réflexion
-Tous les gestionnaires se plaignent de ne pas avoir assez de temps. Pendant vos dix années à la présidence de Culinar, trouviez-vous que vous disposiez d’assez de temps pour réfléchir à l’avenir de la compagnie ?
R.N. : Un gestionnaire qui ne planifie pas se voit contraint de réagir aux événements au lieu de les prévoir. Il ne faut pas seulement agir, mais « pro-agir ». C’est une question d’organisation. Il suffit de mettre les priorités à la bonne place, et surtout de ne pas exécuter quand on doit gérer. Souvent, lorsqu’un gestionnaire se plaint de manquer de temps, c’est qu’il effectue du travail qu’il devrait déléguer.
-Les gestionnaires sont souvent critiqués pour ne s’intéresser qu’aux objectifs à court terme.
R.N. : Avec la popularité du Régime d’épargne actions (RÉA), de nombreuses firmes ont eu à faire part de résultats à court terme. La Bourse réagit à ces résultats. Ce n’est pas toujours dans le meilleur intérêt de la firme, car les gestionnaires sont ainsi forcés de prendre des décisions favorables à court terme, mais dommageables à long terme. Ceux qui ne sont pas soumis à la pression de la Bourse prennent souvent des décisions qui peuvent paraître peu spectaculaires mais qui répondent aux intérêts à long terme de l’entreprise. La Caisse populaire Desjardins en est un bon exemple. Cette institution peut éprouver des moments difficiles et des tempêtes sans trop s’énerver. En fait, c’est souvent du côté des dirigeants qu’il faut chercher la responsabilité, car ce sont eux qui diffusent un telle philosophie du bottom line.
Honnêteté et transparence
-Les entreprises connaissent des périodes de crise. Comment réagir ?
R.N. : Comme n’importe quel autre aspect, la crise doit être gérée. En vérité, il n’y a pas de technique miracle, mais il y a toutefois une question d’attitude. Les gestionnaires doivent faire preuve d’honnêteté et de transparence. Il faut débattre la question et tenter de partager avec son personnelles décisions difficiles à prendre. Grâce à la participation des employés, la crise peut être vécue de facon beaucoup moins douloureuse. Une bonne planification doit permettre d’éviter les crises dues à des facteurs internes. Quant aux facteurs externes, il faut simplement envisager et mettre en oeuvre les stratégies les plus viables, celles qui permettront la survie de l’organisation et son expansion future.
S’adapter
-Vous êtes appelé à rencontrer plusieurs gestionnaires. Comment décririez-vous le gestionnaire de demain?
R.N. : Examinons d’abord les caractéristiques du gestionnaire d’autrefois. Le gestionnaire des années 50 avait en général un style autoritaire. Fort en esprit d’analyse, son leadership était toutefois plus faible et il présentait des lacunes en termes d’adaptation et de souplesse. Les vingt dernières années ont cependant été l’aboutissement de changements profonds pour nos sociétés. Les consommateurs sont plus exigeants. L’économie semble moins stable. Dans de nombreux secteurs, la productivité a régressé. La démographie nous pose un défi sérieux. Il faut prévoir une certaine rareté de la main-d’œuvre et une transformation de la force de travail. La technologie nous fait entrer dans une ère de changements structurels sans précédent.
L’information va devenir un facteur clé des ressources d’une entreprise. Les patterns sociaux classiques de nos rapports de travail vont se transformer radicalement. Nous passerons de la hiérarchie organisationnelle à une structure de réseaux. Avec tous ces changements, il est évident que de nouveaux concepts de gestion devront être développés. Les gestionnaires devront s’orienter vers la recherche de la qualité totale que j’ai évoquée. Ils devront notamment produire des services totalement conformes aux besoins de la clientèle et pour cela être à l’écoute de leurs clients, se mettre véritablement à leur service afin de mieux les connaître.
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