Magazine Courants, janvier-février 1992
Stratégie de développement économique du Québec, théorie des grappes industrielles et rôle déterminant d’Hydro-Québec dans le secteur de l’électricité. Des éléments directement liés où se jouent notre niveau de vie et notre compétitivité.
Le 2 décembre dernier, Gérald Tremblay, ministre de l’Industrie, du Commerce et de la Technologie, dévoilait en grande pompe une stratégie de développement économique à moyen et à long terme pour le Québec. Au coeur de sa stratégie, la notion de grappes industrielles, dont 5 sont déjà concurrentielles à l’échelle mondiale, et 8 autres sont stratégiques parce qu’elles offrent un bon potentiel de développement.
Hydro-Québec est concernée au premier chef par la stratégie du ministre, parce qu’elle se situe au centre l’une grappe industrielle concurrentielle, elle qui a trait aux équipements de production, de transport et de distribution l’électricité. Par sa présence en effet, Hydro-Québec, mentionne un document du ministère, « a encouragé l’éclosion de firmes autochtones ou encore favorisé l’implantation au Québec d’unités de fabrication appartenant à des firmes multinationales ».
Le cas Porter
La stratégie du ministre Gérald Tremblay est une application directe – il le reconnaît l’ailleurs lui-même – des travaux de Michael Porter, professeur à la Harvard Business School, de Boston. Gérald Tremblay, lui-même MBA de Harvard, s’est surtout inspiré du dernier livre de Porter, The Competitive Advantage of Nations, publié en 1990.
Michael Porter, 44 ans, domine depuis le milieu des années 80 la pensée managériale dans le domaine de la politique d’entreprise et de la stratégie. Dans les écoles le gestion un peu partout dans le monde, ses livres sont devenus un must que lisent religieusement professeurs et étudiants. Michael Porter en est arrivé à remodeler les approches en gestion de la même manière que les théories de Miller et de Modigliani (deux Prix Nobel en économie), mises à la fin des années 50, ont obligé les experts de la finance à revoir leur approche en la matière.
Auteur de 12 livres et de plus d’une quarantaine d’articles, Michael Porter a une formation d’ingénieur de l’Université de Princeton. Après son MBA à Harvard en 1971, il décroche un doctorat en 1973. Puis, il s’enferme 7 ans dans la Baker Library, de Harvard, obsédé par une problématique : quels sont les facteurs qui expliquent, dans un secteur industriel donné, le succès d’une entreprise ? En somme, pourquoi une entreprise reste viable et qu’une autre connaît l’échec ? Les réponses, vous les trouvez dans Competitive Strategy; Techniques for Analyzing Industries and Competitors, publiée en 1980. C’est le succès immédiat : 200 000 exemplaires de vendus. Le téléphone de Michael Porter, bien silencieux durant ses années de recherche, ne cesse de sonner. On se l’arrache, qui pour des consultations, qui pour des conférences.
En 1985, Porter réapparaît. C’est la publication de Competitive Advantage: Creating and Sustaining Superior Performance, qui dépassera lui aussi la barre des 100 000 exemplaires. Superstar, Michael Porter devient millionnaire. Parallèlement à la vente de ses livres, cassettes et conférences à 25 000 $, il crée en 1982, avec son collègue Mark Fuller de Harvard, la firme Monitor, qui a ses bureaux dans plusieurs villes du monde et des clientes parmi les plus grandes entreprises de la planète.
Même les dirigeants politiques sont friands de ses conseils, surtout depuis la parution de son dernier livre, qui donne une approche conceptuelle du rôle des États et du comportement des entreprises pour réussir dans le nouvel environnement économique international. C’est ainsi que le gouvernement fédéral, de concert avec le Business Council on National Issues, lui commandait, début 1991, une étude de 1,2 million sur la compétitivité de l’économie canadienne. En octobre, Michael Porter était à Toronto, et à Montréal en décembre, pour livrer aux gens d’affaires les principales conclusions de son étude.
L’avantage concurrentiel
On le sait tous, les facteurs qui auparavant déterminaient la richesse d’une nation, par exemple les ressources naturelles, la quantité et le prix de la main-d’oeuvre, ne sont plus aujourd’hui des facteurs de compétitivité. Car ces facteurs sont statiques. Or, dans une économie globale, les vrais facteurs de compétitivité sont dynamiques, c’est-à-dire qu’ils requièrent un processus permanent d’innovation et d’amélioration. Michael Porter identifie quatre caractéristiques fondamentales de la compétitivité, qui forment un système nommé « le losange de l’avantage concurrentiel ».
La première caractéristique est l’état des facteurs de base, c’est-à-dire que le pays doit disposer de facteurs de production fondamentaux, telles la main-d’oeuvre, l’infrastructure, les richesses naturelles. Dans ses travaux, Michael Porter mentionne qu’en plus de garantir aux citoyens une bonne formation de base, il faut que l’État s’assure que la formation universitaire correspond de très près aux besoins des secteurs industriels de l’économie. Rappelons qu’au Canada, des milliers d’emplois ne trouvent pas preneurs parce que les entreprises ne dénichent pas chez nous les personnes qualifiées pour les remplir.
La deuxième est l’état de la demande, soit la nature de la demande dans le marché intérieur pour le produit ou le service concerné. Michael Porter fait un lien direct entre les exigences des acheteurs sur le plan local et le succès des entreprises sur le plan international. Plus les acheteurs locaux sont exigeants, plus les firmes sont appelées à développer un avantage concurrentiel, pouvant ensuite être exporté.
La troisième concerne les activités liées et de soutien, soit la présence, dans le pays, de fournisseurs et autres entreprises connexes qui soient compétitifs sur le plan international. Selon l’auteur, plus les interactions entre fournisseurs et utilisateurs sont importantes, plus il se crée un échange permanent d’idées et d’expérimentation favorable à l’innovation.
Enfin, la quatrième caractéristique est la stratégie de l’entreprise, sa structure et la rivalité. Michael Porter récuse une idée reçue : celle qui veut qu’en ce contexte de mondialisation, il soit malsain pour un pays d’avoir plusieurs compétiteurs dans un même secteur, conduisant à une dispersion des efforts. La rivalité interne, dit-il, pousse les entreprises à innover et à progresser, en baissant les coûts, en améliorant la qualité, en créant de nouveaux produits.
Les grappes
Quel est le rôle, dans ce losange, des grappes, concept utilisé par Gérald Tremblay dans l’identification des secteurs économiques forts et d’avenir pour le Québec ? Michael Porter définit les grappes comme « des ensembles de fournisseurs, de clients et d’industries liées qui sont tous concurrentiels dans leurs domaines respectifs ». C’est avec des grappes qu’un pays peut faire sa marque au niveau mondial, car l’existence d’une grappe offre un terrain fertile à l’innovation et, ce faisant, à la création d’avantages comparatifs face aux compétiteurs.
C’est pourquoi il préconise la spécialisation autant des entreprises que des économies. À l’instar d’une entreprise, il est vain pour une économie nationale de tenter de réussir dans trop de secteurs à la fois. Il vaut mieux miser sur la création de secteurs spécialisés, qui fournissent un avantage concurrentiel. Pour cela, insiste Porter, il faut commencer sur le plan national. En effet, l’entreprise doit d’abord faire ses marques dans son propre marché, avant de prétendre réussir à l’étranger.
Ce qui est en jeu, signale Michael Porter, n’est rien de moins que notre niveau de vie. Seule notre compétitivité à l’échelle mondiale pourra nous assurer de mieux vivre qu’autrefois. Or, dans le monde d’aujourd’hui, c’est uniquement en se spécialisant autour des grappes qu’une économie peut renforcer sa compétitivité. Être plus compétitif signifie être plus productif, ce qui veut dire ajouter de la valeur aux produits. Dans une économie transitant de la production de masse à la production à valeur ajoutée, on y arrive de deux façons : en augmentant la qualité des produits ou en renforçant l’efficacité de la production.
L’INDUSTRIE DE L’ÉLECTRICITÉ
Selon l’analyse de Gérald Tremblay, il existe 5 grappes concurrentielles au Québec, ce qui signifie « qu’elles regroupent des entreprises compétitives sur la scène mondiale et une bonne synergie existe à l’intérieur de leurs réseaux ». Ce sont l’aérospatiale, l’industrie pharmaceutique, les technologies de l’information, la transformation des métaux et minéraux ainsi que les équipements de production, de transport et de distribution d’électricité.
Hydro-Québec est, bien sûr, le catalyseur de cette dernière grappe concurrentielle. Tout autour d’elle orbitent des secteurs d’activité liés à la fabrication des équipements requis pour la production, le transport et la distribution d’électricité. Le noyau de cette grappe : l’industrie de la fabrication. Elle est composée de 5 secteurs, soit le matériel électrique de commutation et de protection, le matériel électrique d’usage industriel, les transformateurs électriques, les fils et câbles, les turbines, alternateurs et autres matériels de transport d’électricité. Sans oublier les secteurs qui lui fournissent les produits ou les services nécessaires à la fabrication. Tous ces secteurs existent pour répondre aux besoins d’Hydro-Québec, d’où le rôle majeur que joue l’entreprise dans cette grappe.
Des produits de qualité au meilleur coût
Cependant, constate le ministre, il y a beaucoup à faire pour développer cette industrie au niveau international. Les entreprises installées ici, en majorité des filiales d’entreprises multinationales, importent la technologie au lieu de la concevoir ici et n’ont aucun mandat d’exportation de leur savoir-faire à l’échelle du globe.
Quant aux entreprises québécoises, elles sont peu présentes à l’étranger, particulièrement dans les pays en voie de développement, dont les besoins sont très importants dans ce domaine. Nos entreprises présentent deux carences : elles manquent de financement et elles travaillent peu en consortium (fournisseurs, fabricants, consultants). Or, ce sont surtout des projets clés en main qui sont en demande, d’où la nécessité de se regrouper. Les entreprises québécoises doivent donc améliorer leur positionnement pour faire leur marque dans le secteur de l’électricité au niveau mondial et c’est pourquoi, dans ses documents, le ministère de l’Industrie, du Commerce et de la Technologie parle d’« encourager la restructuration de cette industrie », afin qu’elle puisse «profiter de la libéralisation des échanges commerciaux internationaux».
Le meilleur soutien qu’Hydro-Québec peut donner aux entreprises de ces secteurs, selon la théorie de Michael Porter, c’est de continuer à exiger d’elles des produits de très haute qualité, au meilleur coût possible. Pour reprendre les paroles du ministre Gérald Tremblay, « c’est la clé de leur succès à l’exportation et de notre réussite collective ».
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