Vieillir en emploi

Magazine Courants, mai-juin-juillet 1991

Les années 80 ont été porteuses d’un nouveau phénomène, celui de la retraite prématurée, dès l’âge de 55 ans. Dans certaines entreprises, on offre des primes à la retraite à 50 ans. Mais, avec le vieillissement de la population qui affecte tous les pays industrialisés, peut-on encore se permettre de mettre de « jeunes vieux» au rancart ? Une problématique qu’a voulu approfondir le 46e Congrès des relations industrielles de l’université Laval, intitulé Vieillir en emploi : a-t-on le choix ?, qui s’est déroulé les 8 et 9 avril à Québec.

Des paradoxes
Ce phénomène de la retraite hâtive contient plus d’un paradoxe. Alors que notre espérance de vie s’accroît, notre période dite active (sur le marché du travail) raccourcit. On devient donc « vieux » de plus en plus jeune et ce, même si on vit plus longtemps ! Il y a des gens pour qui la période de la retraite sera tout aussi, sinon plus longue que la vie sur le marché du travail.

En outre, avec les développements de la technologie, le travail devient moins exténuant physiquement, ce qui devrait, en toute logique, nous permettre de travailler plus longtemps. Mais ces développements technologiques incessants ne sont-ils pas en partie responsables des retraites prématurées ? « Il est plus rentable de recycler une main-d’oeuvre moins âgée, moins payée, et disposant de plus d’années d’emploi devant elle. C’est la raison principale qui explique la multiplication des programmes de retraite anticipée », soutient Jean Carette, professeur au Département de travail social à l’UQAM.

Le déclin en question
Moins performante, la main-d’oeuvre âgée ? Gilles Guérin, professeur à l’Ecole des relations industrielles à l’Université de Montréal, s’attaque au mythe du déclin de la performance avec l’âge. Il indique que
« malgré les évidences, vérifiées scientifiquement, d’un déclin avec l’âge des capacités sensorielles, biomécaniques et respiratoires, il semble qu’aucun lien ne puisse être prouvé entre la performance au travail et l’âge. L’expérience, l’intelligence de la tâche compenseraient pour le déclin des capacités fonctionnelles et physiologiques. (…) Ceci confirmerait l’opinion, fréquemment émise, que c’est la perte de motivation et non le déclin des capacités qui est à la base de la baisse du rendement chez certains travailleurs vieillissants ».

Ce qui fait dire à Lise Poulin-Simon, professeure au Département de relations industrielles de l’université Laval, que « dans le marché du travail, les frontières de la discrimination systémique traditionnellement fondées sur la couleur et le sexe se déplacent pour s’établir aussi en fonction de l’âge ». Elle ajoute, renforçant les propos de son collègue Gilles Guérin : « Des analyses sur la productivité relative des travailleurs âgés réalisées depuis les années 40 ont montré que la productivité n’était pas directement liée à l’âge. Ces études n’ont cependant pas empêché le développement de préjugés à l’égard des travailleurs vieillissants. »

De l’actualité à la prospective
Les politiques de retraite anticipée sont donc, avant tout, des outils de gestion à court terme, dénoncent plusieurs. Les entreprises les ont utilisées pour rationaliser les coûts de main-d’oeuvre, notamment en période de difficultés économiques. Mais elles s’avèrent un gaspillage des ressources humaines. Et ce, d’autant plus que, comme le révèlent plusieurs études, les travailleurs vieillissants veulent continuer à travailler. En fait, avec le vieillissement général de la population, il y a fort à parier que le mouvement des mises la retraite anticipée ne sera qu’une parenthèse, un phénomène bien circonscrit à une période donnée, marqué par un surplus de main-d’oeuvre.

« Le thème Vieillir en emploi, souligne Jacques Légaré, du groupe de recherche sur la démographie québécoise de l’Université de Montréal, pose davantage une question d’actualité qu’une question de prospective. »En effet, si, en 1991, trois adultes actifs sur dix ont plus de 45 ans, on en comptera quatre en 2001 et, 10 ans plus tard, en 2011, c’est un sur deux qui appartiendra au bassin de la population active âgée. On ne parle plus ici d’avenir loin tain, mais immédiat. Cette main-d’oeuvre devra retrouver sa place. Si les mesure d’accès à la retraite anticipée « ont eu sans doute leurs justifications dans d’autres contextes, elles font maintenant figure de mesures suicidaires », commente Jacques Légaré.

L’intégration
Or, parce que les entreprises n’ont pas comme objectif de s’autodétruire, elles intégreront les travailleurs vieillissants. En ont-elles le choix ? Des pénuries sévères de main-d’oeuvre sont prévues aux États-Unis, là où déjà des entreprises embauchent des travailleurs à la retraite. Nécessité économique, qui aura son impact sur le discours portant sur ce phénomène. De plus en plus, on parlera des avantages qu’offre cette main-d’oeuvre : expérience, goût du travail bien fait, propension pour le service à la clientèle habileté à transmettre le savoir aux plus jeunes, loyauté, meilleur équilibre entre la vie au travail et la vie personnelle. De toute façon, les « vieux dont le poids démographique est de plus en plus important, s’expriment, commencent à dévoiler les coûts d’un telle stratégie pour eux-mêmes, la société et l’organisation. Les gestionnaires y prêtent d’ailleurs une oreille de plus en plus attentive, voyant bien que les atouts de cette main-d’oeuvre vieillissante peuvent aisément se transformer en avantages stratégiques, comme le souligne Gilles Guérin.

Des solutions
Si le vieillissement se pointe à nos portes et se pose comme un fait de société, il faut bien sûr y réfléchir, s’y préparer, en tenir compte, en un mot le gérer. Les conférenciers n’ont d’ailleurs pas manqué de proposer des solutions pour faire face au phénomène et éviter les conflits entre générations qu’il annonce. Mais, comme l’indique Michel Biais, v.-p., Personnel de l’exploitation, à Hydro-Québec, « il ne saurait y avoir unicité de solutions, étant donné la diversité des secteurs d’activités où le phénomène du vieillissement se manifeste ». Pour Hélène David, professeure à l’Institut de recherche sur le travail, à Montréal, il faut y aller d’« un examen systématique de notre mode d’organisation sociale, car nos institutions sont encore actuellement conçues pour une société en expansion démographique et économique ».

Lorraine Pagé, présidente de la Centrale de l’enseignement du Québec, insiste sur la nécessité de remettre en question nos préjugés sur le vieillissement. C’est le premier défi, dit-elle, et elle souligne, parmi d’autres préjugés, celui qui voudrait que les enseignants plus âgés soient hostiles à l’innovation. Ouverture à l’innovation et âge ne sont pas reliés de façon significative, d’après des recherches. « C’est l’accès à la formation en cours d’emploi qui apparaît le principal facteur d’ouverture à l’innovation. »

Le recyclage, la formation. Voilà deux mots fréquemment prononcés au colloque comme une des grandes solutions à l’intégration harmonieuse des employés vieillissants dans les entreprises de demain. Lise Poulin, présidente de la Fédération de commerce CSN, l’a signalée. Michel Biais l’a d’ailleurs reprise comme une des voies qui fait consensus. « La formation continue en emploi, qui devrait permettre à chaque individu d’actualiser ses connaissances et de s’adapter aux constants changements techniques, économiques et sociaux, favorise une meilleure gestion de la carrière et un meilleur aménagement de la retraite. En particulier, la transition entre le travail et la retraite m’apparaît extrêmement importante. Il faut s’ouvrir à des solutions tels la retraite progressive, le travail à temps partiel, afin de permettre aux employés vieillissants de transmettre aux jeunes leur expérience. Voilà une manière concrète de reconnaître et de valoriser l’apport des aînés. »

Gilles Guérin, pour sa part, classe les solutions en deux grandes catégories : la gestion des carrières et l’aménagement de conditions de travail. Mais il se fait insistant pour que ces solutions soient intégrées dans une approche personnalisée. Analysant les politiques de retraite de certaines entreprises, Marcel Côté, professeur aux HEC, admet que « force est de constater qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir d’ici à l’an 2000 afin non seulement de gérer un personnel plus âgé, mais également d’éviter les départs massifs en trouvant les moyens appropriés pour inciter un certain nombre de retraités potentiels à demeurer au travail. Ceci permettrait aux entreprises de minimiser le risque de perdre d’un seul coup l’expérience, les connaissances et les acquis accumulés pendant de nombreuses années ».

Des liens de continuité
Rappelons-nous le début des années 80. Hydro-Québec est en mutation. Finie l’époque des grands travaux, l’accent est mis sur la gestion. Parmi les mesures de redressement, la mise à la retraite anticipée de nombreux employés (plus de 2 000 entre 1983 et 1985).

Avec l’absence d’embauche depuis 10 ans, et qui n’a repris que récemment, l’entreprise se retrouve dans une situation où les plus jeunes et les plus vieux sont relativement absents. Bientôt, donc, l’entreprise se retrouvera avec beaucoup d’employés vieillissants, âgés de plus de 45 ans. Or, signale Maurice Fortin, directeur, Dotation et Rémunération, « l’élément central qui caractérise l’expérience vécue à Hydro-Québec au cours des dernières années dans le domaine de la gestion des travailleurs âgés, c’est la préoccupation croissante des travailleurs de 40 ans et plus pour un départ hâtif à la retraite. (…) Cet état de fait, poursuit-il, a plusieurs conséquences dans le domaine de l’organisation du travail, de la transmission de la connaissance, de la planification de la main-d’oeuvre et de la gestion des carrières. De plus, ce phénomène entraîne une remise en question des conditions de travail, notamment des régimes d’avantages sociaux ». Maurice Fortin insiste sur l’équilibre à établir entre les différents groupes d’âges des employés.

« Cet équilibre est essentiel pour implanter une culture d’entreprise et maintenir les liens de continuité qui font la force des grandes organisations. » Dans cet esprit, il souligne que les employés âgés ont un avenir à Hydro-Québec et qu’ils devront par ailleurs manifester, comme les employés plus jeunes, « une ouverture au changement et la flexibilité nécessaire à l’utilisation de nouvelles technologies et à l’amélioration des façons de faire ».

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