Le Grand Jeu. Orient arabe et rivalités internationales

Paix et Sécurité, hiver 1991/1992

Henry Laurens, Le Grand Jeu. Orient arabe et rivalités internationales, Paris, Éditions Armand Colin, 1991.

Bien peu de régions du monde apparaissent aussi complexes que le Moyen-Orient. Avec les nombreuses confessions religieuses qu’elle abrite, les divers mouvements politiques dont elle est l’incubatrice, lieu de convoitises, autant territoriales que religieuses, cette région semble être destinée à soulever les plus grandes rivalités humaines. Elle constitue l’endroit de prédilection de l’instabilité politique qui pourrait faire basculer le monde dans un chaos dont on n’ose entrevoir les conséquences.

N’est-ce pas un paradoxe de constater que ces territoires, qui ont vu naître les premières civilisations de l’Histoire, sont ceux qui, des siècles plus tard, menacent le plus l’ordre politique international ?

Depuis maintenant plus d’un siècle, l’Occident a établi son influence dans cette région, si bien que tout conflit y ayant lieu ne peut se comprendre sans jauger l’action des puissances locales avec l’intérêt des grandes puissances. C’est ce « Grand Jeu », terme emprunté au romancier Rudyard Kipling, que veut démêler Henry Laurens, directeur-adjoint du Centre d’histoire de l’islam contemporain, à l’Université de la Sorbonne.

La référence à Kipling, romancier de l’espionnage, n’est pas innocente. L’art du Grand Jeu, dit l’auteur, c’est la manipulation, soit la volonté d’établir des influences autres que par la conquête directe, mais qui rapporte les mêmes profits stratégiques et politiques. Une volonté d’influence qui prendra encore plus d’acuité avec le développement des ressources pétrolières et l’internationalisation du conflit israélo-arabe.

Pour nous faire comprendre la logique des développements politiques qui secouent cette région – car logique il y a malgré l’apparente irrationalité dans les conflits en cause -, Laurens se penche sur l’histoire de l’Orient arabe depuis 1945, dont il tente de faire jaillir, dans une analyse fouillée qui n’est ni percutante ni décevante, les principaux faits marquants de son évolution.

En toile de fond, bien sûr, le conflit israélo-arabe et son rôle central dans le développement des idéologies, de l’arabisme unitaire à l’islamisme radical, en passant par les diverses teintes du socialisme, dont le baathisme.

Variété d’idées qui témoignent de la difficulté des élites de la région, à la tête d’États aux configurations ambiguës et artificielles, à se situer convenablement devant un Occident de plus en plus présent, notamment au plan culturel. Citant le cas de l’Irak, l’auteur résume bien, à notre avis, les raisons profondes — anthropologiques diraient certains — qui expliquent l’incapacité des élites arabes à engager leur pays dans un développement véritable.

« La création de l’Irak montre bien l’impuissance et la limite de l’oeuvre politique de l’élite arabe issue de l’administration ottomane. Elle a réussi à fonder un État dans une société totalement hétérogène et à le doter d’une idéologie qui en dépasse le cadre. En même temps, les luttes internes à cette élite, qui expriment le plus souvent des inimitiés personnelles, et l’appel fait à des puissances extérieures pour réaliser des objectifs politiques fragilisent le pouvoir politique. Plus grave encore, le maintien d’écarts sociaux considérables et de divisions confessionnelles, et l’absence de volonté réelle d’en combattre les effets négatifs, entraîneront la ruine politique de ces élites et un risque permanent d’instabilité pour les États qu’elles ont construits », écrit l’auteur.

Instabilité, pourrait-on ajouter, non seulement de ces États, mais également des relations entre les États, marquées elles aussi des inimitiés personnelles entre les chefs, et qui contribueront, à la faveur du conflit avec Israël, à faire de cette région une place forte des régimes dictatoriaux, dominée par des militaires qui accaparent l’essentiel des ressources.

Avec l’ampleur des problèmes économiques et démographiques qui accablent la région, et qui contribuent à la radicalisation des nationalismes ethniques et religieux, on ne peut que souscrire au souhait de l’auteur : une résolution rapide des conflits de la région. « C’est, conclut Laurens, ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus utopique. »

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